Désolé, je ne parlerai ni de la haute flèche, ni de la façade gigantesque, ni de l’horloge astronomique qui font la célébrité de la cathédrale de Strasbourg Mon objectif est de vous montrer ce dont on parle rarement voire jamais.
Ce monument cache des détails plus ou moins curieux. En particulier des sculptures que le visiteur pressé ne peut pas remarquer. Et pourtant quelle surprise de découvrir un personnage défroqué, un pendu, une licorne, des chiens… ! Pourquoi ces représentations se trouvent-elles sur une église ?
Transcription de la vidéo :
Crime abominable sur le portail
Commençons par le portail principal de la cathédrale de Strasbourg. Il ne vous aura sûrement pas échappé car ils se trouvent dans l’axe principal de la rue qui conduit à la cathédrale. Mais on est souvent découragé à le détailler à cause de l’abondance des sculptures. On ne sait pas par où commencer.
Nous allons nous concentrer sur une zone bien particulière de ce portail, qui nous montre l’enfer. Vous devinez que nous sommes en enfer puisque vous voyez quelques démons l’un rigolard, l’autre exagérément triste. À l’arrière-plan, ce n’est pas facile à reconnaître, est sculptée une bouche, une gueule, que l’on appelle d’ailleurs la gueule d’enfer. Regardez, vous avez les canines, la langue et donc cette gueule est en train d’engloutir une femme barbotant dans un chaudron que l’on imagine bouillant. Mais ce qu’il y a de plus étonnant dans cette représentation de l’enfer c’est plutôt les personnages qui sont à gauche et à droite.
A gauche, vous avez un personnage, oui, qui semble en lévitation. Certains d’entre vous auront deviné qu’il n’y a aucune magie dans cette position. Il s’agit en fait d’un pendu. Même le plus célèbre de la Bible : Judas. Vous savez tous que Judas a trahi Jésus mais vous savez peut-être moins qu’ensuite il s’est repenti, qu’il a éprouvé du remords au point d’aller se pendre à un arbre. C’est ce qui est figuré ici.
C’est exceptionnel de voir un suicide représenté sur une église. Car le suicide était considéré au Moyen Âge comme un acte abominable chez un chrétien. D’ailleurs le clergé interdisait la terre chrétienne, le cimetière, à tous ceux qui avaient mis fin à leurs jours. L’autre détail curieux de cette pendaison, c’est le bouc qui donne l’impression qu’il tire sur la corde.
Plutôt que montrer un acte de repentir, cette sculpture dénonce le suicide et promet à son exécutant les peines de l’enfer.
Une obscénité : le souffle-cul
Après le pendu Judas, examinons la partie à droite de la gueule d’enfer, partie qui est peut-être encore plus incroyable, et même plus scandaleuse qu’un suicide. Croyez-moi, ce type de scène, vous n’en verrez pas beaucoup dans votre vie. On aperçoit un derrière, un personnage qui nous montre son derrière. Il n’y a aucun doute là-dessus puisque vous voyez ses jambes et au-dessus, son anus !
Que vient faire ce cul sur un portail d’église, à la vue de tous ? À Strasbourg, certains guides vous expliqueront que c’est en fait la représentation d’un évêque local connu pour sa pédophilie. D’ailleurs, l’enfant juste au-dessus se vengerait en lui urinant dessus, à la manière d’un Manneken-pis.
Je ne crois pas à cette interprétation. Car, regardez les pieds du soi-disant évêque : ils sont palmés. Donc ce n’est pas un humain mais certainement un démon. Ensuite la représentation d’un derrière n’est pas si inédite sur les églises. Preuve qu’il n’est pas lié à l’histoire ou à un personnage propre à Strasbourg. Vous en verrez par exemple sur cette corniche d’église, dans un style plus basique. Vous en verrez aussi sur certaines peintures flamandes de la fin du Moyen Âge.
C’est ce que les historiens de l’art appellent l’exhibition de l’anus ou le souffle-cul. Une représentation toujours associée au diable. Alors que les saints, les hommes bons s’expriment par la bouche, Satan s’exprime par la partie la plus immonde du corps : son derrière. D’une certaine manière, l’anus est la bouche du diable. D’ailleurs, si vous prenez un peu de recul sur cette image, vous vous rendrez compte que ces fesses dessinent un visage. C’est encore plus net sur le portail de la cathédrale de Bourges.
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La chasse à la licorne
Après cette sculpture scandaleuse à nos yeux, nous allons revenir sur des sculptures plus bucoliques mais non moins étranges. Par exemple, on va regarder cette corniche.
La plupart des visiteurs ne la voit pas parce qu’elle se trouve sur le côté d’une tour, un peu dans l’ombre. Précisément c’est une frise, dans laquelle on rencontre notamment des humains, des lions, une licorne, une baleine, un serpent, des oiseaux etc.
Encore une fois on peut se poser la question : mais qu’est-ce que viennent faire ces sculptures animalières sur une église ? Ses sujets semblent profanes. Et bien, on se trompe. Elles ont toutes une signification religieuse. Je vais le démontrer en les décryptant. Pas toutes. Je vais d’abord me concentrer sur cette licorne.
Vous le savez, la licorne est un animal fabuleux mais pour les gens du Moyen Âge, elle existe. D’ailleurs, le voyageur Marco polo raconte en avoir vu une et qu’il la trouva très laide. On peut se demander s’il n’a pas confondu la licorne avec un rhinocéros d’Asie. La licorne est donc considérée comme un animal réel. On le décrit comme un chevreau qui porte sur le crâne une corne unique. Une corne réputée pour ses vertus médicinales et même aphrodisiaques. C’est donc un animal que tout chasseur espère capturer un jour.
Justement vous avez sous les yeux une scène de chasse. Comme c’est un mammifère farouche et fort, les chasseurs doivent utiliser un stratagème pour arriver à leur fin. Il suffit de placer dans une forêt une femme vierge. Miraculeusement, quand la licorne aperçoit cette jeune femme, elle s’adoucit, s’allonge et vient poser sa tête sur le sein de la vierge. Les chasseurs en profitent alors pour capturer la licorne et c’est ce que cette sculpture représente.
Mais vous allez me dire : quel est le sens religieux derrière tout ça ? Eh bien l’Église y a trouvé une symbolisation de la vie du Christ. La licorne, c’est le Christ, qui se tient sur le sein de sa mère, la Vierge Marie et les chasseurs sont les juifs qui vont arrêter, humilier et crucifier Jésus. Oui il y a bien une signification religieuse dans cette sculpture.
Le pouvoir divin du lion
Peut-être que la sculpture juste à gauche vous intrigue aussi. On reconnaît facilement un lion et trois lionceaux. Le sens chrétien est encore plus mystérieux. Il s’éclaire grâce aux ouvrages médiévaux, notamment les bestiaires, c’est-à-dire les ouvrages consacrés aux propriétés et aux caractères des animaux. Dans ces bestiaires, le lion est connu pour mettre bas des lionceaux mort-nés. Mais il suffit que, trois jours plus tard, le lion leur souffle dessus pour les ramener à la vie.
Vous devinez forcément le lien avec le Christ. Comme le lion, Dieu a ressuscité son fils trois jours après sa mort.
Remarquez que les lions sont plutôt bien représentés par les sculpteurs de Strasbourg. N’en soyez pas étonnés. Il est possible que les artistes en aient vu, soit dans des livres comme ces fameux bestiaires, soit dans des foires où exerçaient des montreurs d’animaux sauvages, soit dans les ménageries des princes où il était de bon ton de posséder le roi des animaux.
Le bal des sculptures d’animaux continue
Ces frises se trouvent à 15-20 m de hauteur. Il faut donc des jumelles pour les apprécier. Mais certaines sculptures sont à votre hauteur. Vous n’avez donc aucune excuse pour ne pas les voir.
Voici comme illustration une magnifique chaire à prêcher, en style gothique flamboyant. Les sculpteurs et les tailleurs de pierre ont fait preuve de virtuosité dans l’exécution de l’escalier et de son garde-corps. Mais avez-vous repéré le chien ? Oui le chien ! Il est paisiblement couché.
La petite histoire explique que ce chien serait celui du prédicateur Jean Geiler qui avait l’habitude d’exercer du haut de cette chaire à la fin du XVe siècle. Pendant son sermon, le chien attendait patiemment au pied du monument.
Je ne sais pas si c’est vrai. Je remarque toutefois que des chiens, vous en trouvez un peu partout dans la cathédrale de Strasbourg. C’est un animal assez symbolique. Il peut signifier la patience, la fidélité et la vigilance. À l’inverse il peut renvoyer à la gloutonnerie, à l’avidité et même à la lubricité. Vu sa position tranquille, ce chien a sûrement une signification positive ou au moins neutre.
Fouiller les sculptures
Certains visiteurs de la cathédrale de Strasbourg s’arrêtent devant cette discrète sculpture, probablement parce que le guide qu’ils tiennent dans les mains leur signale. Malheureusement ils ne font pas attention au reste. Or cette chaire abondant en micro-sculpture intéressantes.
Regardez ces anges. L’un porte la date de façonnage de la chaire : 1485 en chiffres romains. À cette époque, les sculpteurs aiment beaucoup représenter la vigne. Attardez-vous toujours sur ces végétations car souvent s’y nichent des animaux ou des personnages. Voici par exemple un homme qui semble chaparder une grappe de raisin.
Je le répète : toutes ces sculptures sont à votre hauteur.
La statue du tentateur
C’est aussi le cas de cette sculpture, sur un autre portail de la cathédrale. Beaucoup de touristes la remarquent car le personnage a une position atypique. À Strasbourg, on l’appelle le tentateur car, à l’image d’Ève, il tend une pomme et semble la proposer aux femmes à côté de lui.
Mais c’est un tentateur dont il faut se méfier. Certes il a l’air séduisant, on est prêt sur sa bonne mine à accepter son cadeau mais si vous observez derrière la statue, vous vous rendrez compte que plusieurs animaux démoniaques rampent sur son dos : des serpents ou des crapauds. Autrement dit, cette sculpture est là pour vous dire : méfiez-vous des apparences, le diable peut se cacher derrière les plus aimables figures.
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Exercice d’observation des bouches
En tant que visiteur méfiez-vous aussi de notre propension à regarder les sculptures dans leur globalité sans prêter attention aux détails. Ces admirables statues de la fin du XVe siècle vont nous servir de leçon.
Nous sommes sur le portail Saint-Laurent, côté nord de la cathédrale. Ces sculptures représentent les rois mages. Ils sont en train d’apporter à la vierge de l’encens, de l’or et de la myrrhe, une plante aromatique. Ce sont des chefs-d’œuvre. Notez la puissance que dégagent ces statues, le soin apporté par le sculpteur à individualiser les portraits, la lourdeur des drapés.
Mais parmi ces rois mages, il y en a un qui attire l’œil plus que les autres. C’est celui-ci : Balthazar. Il est représenté sous les traits d’un Noir, d’un maure comme on disait à l’époque. Ce qui ne doit pas vous étonner, car ce roi mage est censé venir d’Afrique. Et à partir du XVe siècle, sur les vitraux, dans les peintures, Balthazar se distingue de ses compagnons par son teint noir, ses cheveux crépus, son nez. Mais ce qui m’interpelle le plus dans cette sculpture ce n’est pas les traits africains du personnage. C’est un détail que vous ne verrez peut-être jamais chez les hommes et les femmes sculptées ou peints dans une église. Balthazar a les dents du bonheur. Ses incisives sont séparées. Ce qui rend ce roi mage unique à ma connaissance.
Pour bien comprendre ce caractère exceptionnel, il faut savoir qu’habituellement les artistes ne représentent pas les dents des personnages car c’est vulgaire. Dans la vie quotidienne, autrefois, c’était une attitude vulgaire de montrer ses dents. Même quand on souriait. On plissait alors sa bouche sans s’ouvrir. Les seules fois où vous apercevrez la dentition d’un personnage sur une statue ou une peinture médiévales, ce sont des diables, des démons, des fous, des ivrognes, de pauvres gens. Un homme ou une femme bien éduquée, un saint restent bouche cousue. Ce Balthazar rompt cette règle.
J’aimerais vous expliquer d’autres choses insolites dans ou sur cette cathédrale mais je ne voudrais pas diluer le message principal de cette vidéo : vous inciter à faire davantage attention lors de vos visites d’églises.
Observez attentivement les parties hautes du monument. C’est dans ces endroits difficilement visibles que s’expriment souvent la fantaisie des sculpteurs. Quand une sculpture vous présente une foule de personnages, ne vous découragez pas, fouillez du regard cette multitude à la recherche du détail bizarre. Ne restez pas focalisé sur les grandes statues, il peut y en avoir de plus curieuses autour. Dernier conseil : regardez les coins intérieurs ou extérieurs d’une église, toutes ces zones qui restent dans l’ombre la plupart de la journée.
Avec un regard affûté, je suis convaincu qu’à votre tour, vous ferez de surprenantes découvertes.
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