Dans le christianisme, comme dans toute religion, le respect de la tradition est primordial. L’Église catholique a-t-elle étendu ce principe à ses édifices de culte ? Autrement dit, dans sa longue histoire, l’architecture religieuse a-t-elle produit des églises révolutionnaires ?
Cette question me travaille depuis plusieurs mois. Et c’est la faute de Louis, un abonné belge de ce site web (je dénonce). À la lecture d’un article sur les églises modernes, il me demandait s’il y avait eu des « ruptures architecturales ou des exceptions remarquables en matière de construction d’églises, cathédrales et basiliques… ». À ses yeux, le passage du roman au gothique n’en était pas une à cause de la lenteur du processus.

C’est vrai, le temps passe et les églises se ressemblent malgré les changements de style. Nous les identifions facilement à leur clocher, à leurs vitraux, à leurs baies en arc, à leurs alignements de piliers à l’intérieur… Des bâtisseurs ont-ils réussi à s’écarter de ce schéma sans cesse reproduit ? J’y répondrais mais revenons sur la remarque discutable de Louis à propos du gothique.
L’architecture gothique est-elle une rupture ?
Les réponses divergent déjà selon le sens que l’on donne aux mots « rupture » ou « révolution ». Louis la considère comme une évolution alors que des historiens de l’art comme Alain Erlande-Brandenburg y voient une révolution. Et moi ? Conformément à ma nature normande, je me situe entre les deux positions 😊
D’une part, l’architecture gothique reprend beaucoup d’éléments de l’architecture romane comme les plans, les vitraux, les arcades et les piliers composés. Même les arcs brisés ou les croisées d’ogives, souvent attribuées à l’époque gothique, existaient dans quelques églises romanes. (Si le vocabulaire épicé de ce paragraphe vous a posé problème, parcourez mon article sur les différences entre les églises gothique et romane)
Par contre, la basilique Saint-Denis, considérée comme le premier chef-d’œuvre de l’architecture gothique, marque à plusieurs égards un tournant dans l’histoire de l’architecture médiévale : par son portail à statues-colonnes, par la surface étendue de ses vitraux, elle a sûrement émerveillé les fidèles de l’époque, peu habitués à une telle profusion de sculptures et de lumières multicolores.

L’architecture religieuse est plutôt traditionnelle
Dans la longue histoire de l’architecture chrétienne (près de 1700 ans !), peut-on voir d’autres ruptures ? À vrai dire, les architectes et les commanditaires religieux sont généralement conservateurs. À toutes époques, il leur apparaît sage de s’inspirer des monuments anciens, ces derniers étant jugés comme les représentants d’un âge d’or ou du moins proche de cet âge d’or. Ainsi, au XIXe siècle, les constructeurs s’enthousiasment pour le gothique : des centaines, que dis-je des milliers d’églises, sont bâties en néogothique. (Comme en musique, des styles peuvent revenir à la mode). Le gothique a la cote, car il renvoie à la royauté, au règne de saint Louis, au temps glorieux des cathédrales, à un Moyen Âge pieux. Bref, à une sorte d’apogée pour certains catholiques.

Comme son nom l’indique, l’architecture dite romane s’inspire largement de l’architecture romaine : elle voûte ses édifices, elles emploient la colonne et les arcades. Certains portails rappellent les arcs de triomphe de la Rome antique.
Du passé, le clergé ne fait surtout pas table rase. L’architecture religieuse traîne des accents nostalgiques.
Touche pas à ma cathédrale
Rompre, c’est prendre le risque de déplaire, tant au public qu’à Dieu.
Souvenons-nous du débat sur la reconstruction de la toiture et de la flèche de Notre-Dame de Paris. L’annonce d’un concours par le Premier ministre mit sur la table des projets futuristes : une flèche constituée de faisceaux de lumière, un toit en verre sous lequel on pourrait se promener… Les propositions choquèrent des défenseurs du patrimoine. Ils n’étaient pas systématiquement allergiques à l’architecture contemporaine. Non, ce qu’ils refusaient souvent, c’était la greffe sur un monument médiéval de parties modernes. On ne touche pas impunément à une icône sacrée.
Le récent projet de réaménagement interne de Notre-Dame pose un problème similaire.
De même l’abbé de Saint-Denis Suger ne réussit pas à rebâtir entièrement son abbatiale selon les principes gothiques. La reconstruction se limita à la façade et au chœur, car les chanoines freinèrent son ambition. Pour eux, les parties anciennes méritaient d’être conservées, car témoins d’une époque prestigieuse, la fondation par le roi Dagobert.
Est-il donc impossible de bousculer les codes dans l’architecture religieuse ? Heureusement non (sinon, cet article aurait été aussi ennuyeux qu’un discours du dictateur Kim Jong-un et j’aurais été obligé de conclure ici).
La modernité casse des briques
Il y a quelques jours, je regardais des photos de la cathédrale d’Évry, construite dans les années 1990. Une chose me frappa. Son architecte, le Suisse Mario Botta, semble avoir été guidé par un commandement : ne respecter aucune des règles traditionnelles de l’architecture chrétienne.

La forme générale — un cylindre tronqué en biais — est inédite. Le choix du matériau de construction ne s’est porté ni sur la traditionnelle pierre, ni sur le moderne béton armé, mais sur la brique. Regardez ces petites fenêtres. Leur dessin rappelle… un piston/bielle de vilebrequin. Désolé, c’est la seule comparaison qui me vient. Enfin, quelle drôle d’idée d’aller planter des tilleuls au sommet du monument ? On ne peut même pas s’y promener !
Pour notre sujet, le XXe siècle nous régale (ou nous gave) de ruptures architecturales. Un phénomène facilité par les nouveaux matériaux de construction : la fonte, le béton armé et l’acier rendent difficile la déformation des bâtiments sous l’effet du vent ou du poids des structures. Sautent les contraintes qui corsetaient l’imagination des architectes. D’où une multiplication de projets innovants comme la cathédrale de Brasilia ou Christ Cathedral aux États-Unis. Qu’en est-il pour les périodes antérieures ?

Les ruptures architecturales anciennes
Il paraît qu’avant de mourir, certains humains revoient en accéléré le film de leur vie. De mon côté, en l’absence de mort imminente, je me suis contenté de me remémorer l’histoire accélérée de l’architecture religieuse. De mon cerveau fumant, il est ressorti deux moments de rupture. Oui, seulement deux. J’étais en petite forme.
Premier moment : entre XVIIe et la première moitié du XIXe siècle. L’architecture classique puis néoclassique est à la mode. Elle bouleverse l’aspect médiéval des églises. Selon les architectes de ce temps, seul l’art antique des Grecs et des Romains relève du bon goût. C’est pourquoi ils se rendent sur les sites de ruines antiques (Paestum en Italie) ou, faute de se déplacer, étudient les gravures de monuments anciens dessinés par les voyageurs artistes ou amateurs d’art. Sous l’influence de ces modèles, quelques églises construites avant ou après la Révolution française rappellent plus le temple que l’église catholique. L’empereur Auguste ou l’Athénien Périclès n’y aurait vu que du feu.

En France, cette mode s’éteignit dans le courant du XIXe siècle, car, dans un contexte de nationalisme croissant, on rechignait à prendre pour modèle un art étranger (Grèce et Italie), et surtout un art païen ! Dépourvu de ces inconvénients, le néogothique eut un boulevard pour se développer.
Remontons le temps de plus d’un millénaire : une autre rupture architecturale m’est venue à l’esprit. Pour une fois la révolution n’est pas stylistique.
À la fin de l’Antiquité et dans les premiers siècles du Moyen Âge, les monastères et les cathédrales étaient parfois constitués de plusieurs églises juxtaposées. Les raisons de cette dissociation sont mal connues. Il semble que ces églises avaient des fonctions différentes ou étaient utilisées selon des périodes spécifiques de l’année. Dans les courants des Xe et XIe siècles, ces édifices sont souvent regroupés en un unique et grand monument ; sinon l’un d’entre eux prend le pas sur les autres par ses dimensions et son rôle central. C’est la naissance des grandes abbatiales et cathédrales médiévales que l’on connaît.

Les anomalies
Enfin, le monde de l’architecture chrétienne est peuplé de comètes. Dans leur coin, des hommes ont innové sans que d’autres suivent le chemin tracé. Bref, des exceptions sans postérité.
Dans un précédent article, j’évoquais les plans surprenants d’une poignée d’églises : octogonal à Ottmarsheim, tréflé à Jouy-sous-Thelle… Je vous taisais l’exemple plus déroutant de l’église tchèque Saint-Jean-Népomucène : son plan repose sur une étoile à 5 branches !

Connaissez-vous des monuments particulièrement originaux comme celui-ci ? Indiquez-le en commentaire. Cet article mérite largement d’être complété. Donc, n’hésitez pas à l’enrichir par vos remarques et réflexions.
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