Qui a vraiment inventé l’architecture gothique ?

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Laurent Ridel

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Transformant l’abbaye de Saint-Denis, l’abbé Suger est habituellement considéré comme l’initiateur de l’architecture gothique. Les recherches récentes brouillent les étapes de cette genèse.

D’apparence chétive et d’origine modeste, Suger dirige au XIIe siècle la très prestigieuse abbaye royale de Saint-Denis, près de Paris. L’abbatiale qu’il reconstruit partiellement inaugure une nouvelle façon de bâtir. Fini l’architecture romane. S’ouvre l’ère de l’architecture gothique. Pendant quatre siècles, de multiples églises à travers l’Europe, notamment les cathédrales, adoptent le nouveau style.

Les manuels scolaires répètent cette histoire que je vais tâcher de nuancer. Suger est-il vraiment l’inventeur du gothique ? Saint-Denis en est-il le laboratoire ?

Suger vitrail
Suger allongé par humilité au pied de la Vierge. Vitrail de l’Annonciation, XIIe siècle, basilique Saint-Denis (Acoma/Wikimedia Commons)

Il y a par contre une question à laquelle je ne répondrai pas. Faut-il prononcer Sugé ou Sugère ? Pour ma part, j’adopte sans certitude la première version. Faites comme vous voulez. Je ne vous entends pas 😊.

La check-list de l’architecture gothique

Revenons aux bases. Quelles sont les caractéristiques traditionnellement listées pour déterminer la gothicité d’une église ?

  1. Les arcs sont brisés, familièrement dit « pointus »
  2. Les voûtes reposent sur une croisée d’ogives. (si je vous ai déjà égaré, je vous renvoie vers cet article : Architecture romane et gothique : la méthode pour différencier ces styles du Moyen Âge)
  3. Des arcs-boutants contrebutent l’église 
  4. La structure est basée sur un squelette de pierre plutôt que sur les murs, permettant l’ouverture de grandes baies.  

Dans les années 1130, l’assemblage de ces caractéristiques renouvelle l’architecture religieuse. Les églises apparaissent plus spacieuses et plus lumineuses.

Croisées d'ogives
Des croisées d’ogives au-dessus du chœur de l’abbatiale Saint-Denis, un voûtement typiquement gothique.

Suger, le père de l’architecture gothique ?

Le 11 juin 1144, le roi de France Louis VII et son épouse Aliénor, duchesse d’Aquitaine, peuvent se rendre compte de cette révolution architecturale. Ce jour-là, l’abbé de Saint-Denis Suger conduit la cérémonie de consécration du nouveau chœur. Lequel est complètement voûté de croisée d’ogives. Autour du déambulatoire s’ouvrent des chapelles contiguës, lesquelles élargissent l’espace au lieu de le compartimenter. Ce premier essai d’architecture gothique fait sûrement forte impression et les présents à cette cérémonie, princes ou prélats, ne tardent pas à partager leur admiration, une fois rentrés chez eux.

Déambulatoire Saint-Denis
Déambulatoire de la basilique Saint-Denis et sa couronne de chapelles contigües (Wikimedia Commons/Pierre Poschadel)

Dans cette belle histoire, il y a un absent. Suger, concentré sur ses fonctions abbatiales, de commanditaire et de conseiller royal, n’a pas pu réaliser cette construction seule. Dans son ombre, œuvre forcément un collaborateur aux compétences notamment techniques, bref un architecte. Or l’histoire n’en a pas gardé le nom. Suger ne l’évoque même pas lorsqu’il fait le récit du projet et de la reconstruction de son abbatiale. Il nous manque donc le nom du co-inventeur.

Lire l’article : Cathédrales : pourquoi le nom de leurs architectes reste-t-il inconnu ?  

Cependant, on s’engage peut-être sur une mauvaise piste. Car, en l’état de la recherche, rien n’assure que Saint-Denis soit le premier édifice gothique.

D’autres candidats à la primauté

L’aura de l’abbé Suger, théologien et acteur politique de premier plan, a marginalisé d’autres chantiers religieux contemporains. Faute de sources, leur date n’est pas fixée avec exactitude, mais ils se déroulent simultanément avec les travaux sur l’abbatiale de Saint-Denis.

Dirigeons-nous vers Sens. Cette petite ville du département de l’Yonne accueille, à l’époque de Suger, un archevêque puissant du nom d’Henri Sanglier. Il porte le titre de primat des Gaules et étend son autorité sur les évêques de Paris, de Chartres, d’Orléans et de Troyes, entre autres. On a oublié aujourd’hui l’importance de l’archevêché de Sens. En homme sensé, Henri Sanglier souhaite une cathédrale à la mesure de son siège. Il se consacre donc à sa reconstruction. Les travaux commencent à une date incertaine entre 1130 et 1140. Soit dans les années où Suger modifie son abbatiale.

Saint-Étienne de Sens adopte les arcs brisés, les croisées d’ogives et même les arcs-boutants, innovation inconnue à Saint-Denis. Elle est donc la première cathédrale du monde à s’orienter vers le style gothique (Saint-Denis étant une abbatiale jusqu’à la Révolution).

Cathédrale Saint-Étienne de Sens
Cathédrale Saint-Étienne de Sens. Bas-côté. Piliers forts et faibles alternent.

Le vent nouveau ne souffle pas que sur Sens. L’historien de l’art Philippe Plagnieux s’interroge sur le rôle pionnier de chantiers plus modestes : la priorale de Saint-Martin des Champs à Paris et l’abbatiale Saint-Germer-de-Fly en Beauvaisis.

Là encore, les dates de chantier de ces premières églises gothiques sont approximatives, mais pourraient laisser envisager leur légère antériorité. Avant 1140, plusieurs édifices d’un type nouveau s’élèvent simultanément. Toujours selon Philippe Plagnieux, on ne peut donc pas attribuer « la paternité [de l’architecture gothique] à une construction particulière ».

À défaut d’attraper un inventeur ou un monument pionnier, on peut s’accrocher à un fait comme un capitaine à son mât : tous ces édifices d’un style nouveau se concentrent dans le même secteur géographique : l’Île-de-France et sa périphérie. Que se mijotait-il dans ce territoire pour avoir favorisé une telle créativité architecturale ?

Le terreau d’un nouveau style

Avant 1150, les chantiers gothiques concernent une zone autour de la presque capitale du royaume de France, Paris.

Voir en plein écran

Historiens et historiens de l’art ont donc rapidement mis en parallèle l’invention du gothique avec l’essor des Capétiens. En effet, les nouvelles constructions jalonnent le domaine royal, les territoires directement possédés par les rois de France. Les règnes de Louis VI (1108-1137) et Louis VII (1137-1180), l’époux d’Aliénor d’Aquitaine, marquent un renforcement de la monarchie. Les premières églises gothiques exprimeraient dans le registre monumental cette puissance croissante. Cependant, les Capétiens ne semblent pas avoir soutenu financièrement la construction des premières églises gothiques. Le mérite en revient principalement aux abbés et évêques. Donc, ne cherchons pas de ce côté.

Les commanditaires ecclésiastiques bénéficient certainement de l’expansion démographique et économique qui dynamise le bassin parisien au XIIe siècle. Avec une population estimée entre 100 000 et 200 000 habitants, Paris se hisse dans le quinté de tête des plus grosses villes d’Europe. Les campagnes sont riches et l’Église bénéficie par ses terres, ses rentes et la dîme des fruits de cette prospérité. Ce contexte rend l’initiative d’une reconstruction de cathédrale, d’église paroissiale ou d’abbaye plus facile.

Mais il y a d’autres régions en Europe aussi favorisée. Que se passe-t-il de particulier en Île-de-France ?

Une région francilienne sans blanc manteau d’églises.

Si vous me demandez conseil pour visiter une région riche en églises romanes, je vous indiquerais la Normandie, la Saintonge, la Bourgogne… mais pas l’Île-de-France. Sauf quelques exceptions, aucun monument fondamental ne s’y trouve. La région semble avoir échappé à la vague romane. On tient là peut-être une clé de la géographie gothique primitive. Le nouveau style s’implante là où le roman n’a pas eu prise. Au temps de Suger, les églises franciliennes sont vieilles et semblent attendre qu’on s’occupe enfin d’elles.

La deuxième clé se trouve peut-être dans le bouillonnement intellectuel qui agite Paris. Il n’y a pas encore d’université, mais des écoles épiscopales et monastiques. On n’y enseigne pas l’architecture, mais la théologie et la philosophie néo-platonicienne. Bien qu’abstraits, ces enseignements font réfléchir les clercs sur la symbolique de l’architecture, sur le rôle de la lumière… Comment exprimer Dieu et le sacré dans la pierre ?

Ces réflexions intellectuelles expliquent peut-être pourquoi du côté de Paris les prélats envisagent l’architecture autrement.  

Y a-t-il eu invention ?

Avec cette question, je vous la joue provocateur. Depuis le début, on recherche l’inventeur de l’architecture gothique. Mais s’est-on soucié de la réalité de son invention !? Retournons à notre check-list du début :

  • L’arc brisé, forme symbolique de l’art gothique, était déjà utilisé dans l’art roman bourguignon.
  • La voûte d’ogives n’est pas inventée à Saint-Denis ; dans le royaume d’Angleterre et le duché de Normandie, des églises l’emploient plusieurs décennies auparavant.
  • L’arc-boutant n’est pas systématique dans les premières églises gothiques. Surtout, on en trouve là encore des prémices dans quelques édifices anglo-normands. Ne le cherchez pas : ils sont cachés sous les toits des tribunes.
  • Le principe gothique de faire reposer la structure d’un bâtiment sur des piliers plutôt que des murs rappelle l’assemblage traditionnel à pans de bois en Normandie ou en Alsace.

Vous avez compris l’objectif caché de cet article : vous éblouir par la créativité de mes compatriotes normands 😊

Plus sérieusement, cet inventaire démontre que les architectes gothiques reprennent des innovations de l’architecture romane. Ils font du neuf avec du vieux. Ils associent juste ces éléments (ce qui est déjà bien, je ne voudrais pas froisser les cuisiniers et cuisinières 😊).

Abbatiale Saint-Étienne de Caen
Abbatiale Saint-Étienne de Caen. Cette nef romane annonce en partie le style gothique, déjà par ses voûtes.

D’un point de vue technique, la rupture n’est donc pas si visible. Les édifices gothiques primitifs (du XIIe siècle) se distinguent difficilement de l’esthétique romane. Plus qu’à une révolution architecturale, on assiste à une évolution incrémentale.

Lire l’article : Révolutions dans l’architecture chrétienne

Des continuateurs plutôt que des inventeurs

Ce relatif conservatisme n’étonne pas Arnaud Timbert, historien de l’art médiéval : « Les hommes du Moyen Âge supportent mal les ruptures. Rompre avec la continuité historique revenait à nier l’autorité du passé ».

Suger s’accorde sûrement avec cette mentalité. Il ne s’est sûrement pas vu comme l’inventeur d’un nouveau style ou celui qui renverse la table. Bien au contraire. Homme d’Église, il est attaché aux monuments chrétiens les plus anciens. Leur vénérable âge les rapproche des premiers temps du Christ et des pères de l’Église. Quand Suger travaille sur l’abbatiale de Saint-Denis, il se garde de tout détruire. Il renouvelle seulement les extrémités : le chevet, la façade et les premières travées de la nef.

Surtout, selon l’historien de l’art Alain Erlande-Brandenburg, il semble s’être inspiré des églises paléochrétiennes qu’il a visitées lors de son voyage en Italie à l’âge de 42 ans. On en retrouve certains principes dans les nouvelles parties de Saint-Denis : la largeur d’espace, la structure maçonnée légère, les nombreuses baies, la décoration de mosaïques (aujourd’hui disparues)… Bref, l’architecture gothique ne serait qu’un retour aux sources du beau et du sacré.

Alors que nous cherchons en lui les germes de sa modernité, Suger avait les yeux tournés vers le passé.

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L’AUTEUR

Laurent Ridel

Ancien guide et historien, je vous aide à travers ce blog à décoder les églises, les châteaux forts et le Moyen Âge.

Ma recette : de la pédagogie, beaucoup d’illustrations et un brin d’humour.

Laurent Ridel

15 réponses à “Qui a vraiment inventé l’architecture gothique ?”

  1. Avatar de Francois
    Francois

    Excellent article !!!

  2. Avatar de MONBEIG
    MONBEIG

    Excellent article . J’apprécie vôtre pédagogie, posant des questions, plus que d’asséner des réponses. Du sérieux mais toujours de l’humour. Merci. Annie de Bordeaux

  3. Avatar de vincent ramnoux
    vincent ramnoux

    Merci pour cet article qui encore une fois éclaire sur certaines idées reçues de ce temps des cathédrales!
    Permettez moi de vous souhaiter un prompt rétablissement face à cette grippe printanière!
    Cordialement, Vincent

  4. Avatar de Alain-François TRITZ
    Alain-François TRITZ

    Merci pour cet article, clair, court mais complet et intéressant.

  5. Avatar de fischer
    fischer

    super démonstration Merci

  6. Avatar de besse
    besse

    Et l’influence « des croisades » ? Ou plutôt du moyen Orient sur l’art roman ?
    les échanges ne se limitaient pas qu’au commerce dit  » d’épices » au IXème et Xème siècle.

    1. Avatar de Laurent Ridel
      Laurent Ridel

      Je réponds à votre question dans un autre commentaire.

  7. Avatar de Pierre
    Pierre

    Très intéressant. Mais que faites vous des apports orientaux issus des contacts lors des croisades ? C’est un fait très bien documenté dans la recherche historique désormais. Par exemple, les architectures ogivales en Sicile, en Espagne et en Orient (au sens large de Byzance jusqu’en Inde) sont légion…. L’histoire globale est précieuse pour ce genre d’approche.

    1. Avatar de Laurent Ridel
      Laurent Ridel

      L’origine orientale de l’architecture gothique fut une hypothèse avancée au XVIIIe siècle par l’architecte anglais Wren et prolongé en France dans la première moitié du XIXe siècle notamment par Alexandre Lenoir. Aujourd’hui, je ne connais aucun chercheur qui soutient cette origine. Les commanditaires de Saint-Denis et de Sens, Suger et Henri Sanglier, n’ont pas voyagé en Terre sainte. De plus, si l’influence islamique avait été déterminante, l’architecture gothique aurait éclos dans les zones de contact comme l’Italie, l’Espagne ou Chypre. ça ne veut pas dire que je repousse toute influence orientale sur l’architecture médiévale européenne. En tout cas, votre remarque me suggère un bon sujet d’article : la question de l’apport des croisades. Merci.

  8. Avatar de BONNOT Michel
    BONNOT Michel

    Bel article. Vous mentionnez l’art roman bourguignon ; parfait. On confond toujours « art » (notion subjective) avec « architecture » (concept objectif). Mais ce n’est pas là l’important. Vous oubliez cher Laurent, le rôle joué par la conception cistercienne de l’architecture religieuse. Car c’est elle qui ouvre la voie au gothique, en apportant des réponses techniques aux questions architecturales d’élévation des voutes, avec par exemple l’arc brisé. Un prochain article sur Villard de Honnecourt ?!

    1. Avatar de Laurent Ridel
      Laurent Ridel

      J’aime évoquer ma Normandie mais je tolère d’autres régions 🙂 Pour moi, il n’y a pas confusion entre art et architecture : l’architecture est une branche de l’art en général.
      Je ne mettrais pas les Cisterciens sur la voie du gothique. Ils ne recherchent ni la hauteur dans leur église, ni la profusion de lumière. Enfin, la voûte brisée ne vient pas d’eux. Cluny III l’emploie déjà.
      Merci pour votre contribution.

  9. Avatar de LAUREAU Jean-Philippe
    LAUREAU Jean-Philippe

    En tant qu’écrivain de l’art et de l’histoire, j’ai fait le même cheminement que vous concernant l’art gothique dans l’espoir de trouver le chaînon manquant qui peut se trouver chez les Normands en observant les renforts des constructions danoises et St Germer de Fly n’est pas loin de la Normandie…Finalement, les Italiens n’avaient pas tord de traiter ironiquement de « gotico » notre Art français. Quant à l’art gothique en Orient, c’est le poitevin Guy de Lusignan qui l’a importé à Chypre lors des croisades. Merci pour cet article plein de bon sens.

  10. Avatar de Massé
    Massé

    J’ai entendu que le terme « architecture gothique » est relativement récent et qu’il valait mieux parler d’architecture ogivale … Sait-on quel nom était utilisé au XII pour désigner cette évolution architecturale ?

    1. Avatar de Laurent Ridel
      Laurent Ridel

      L’appellation « gothique » est depuis longtemps débattue, dès lors que les Goths n’ont rien à voir avec lui. Il y a eu plusieurs propositions de remplacement : ogival comme vous dites, sarrasin, français… Lors de « l’invention » de l’art gothique, aucun nom n’est attribué. Probablement parce que les gens de l’époque ne raisonnent pas en historien de l’art comme nous. Il n’ont pas le souci de classer les monuments en « styles ». En 1293, une chronique allemande fait cependant référence à l’ « opus francigenum« , la « façon française ». Elle peut correspondre à notre art gothique ou au gothique rayonnant.

  11. Avatar de Gilbert LAMBELET
    Gilbert LAMBELET

    Merci pour ce très intéressant article!

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