L’art gothique ne se résume pas à l’architecture. De la miniature d’un manuscrit à la fresque monumentale d’une église, la peinture gothique nous fait entrer dans un monde coloré qui tente, avec plus ou moins de succès, de représenter la réalité.
Feuilletez les livres généraux sur l’histoire de l’art : commençant par la Renaissance, ils balaient souvent la peinture gothique. Pourtant, de la fin du XIIe siècle au XVe siècle, elle joue un rôle considérable dans l’évolution artistique de l’Europe. Elle invente la technique à l’huile ; elle réinvente la perspective ; elle redonne du volume aux formes par l’application d’ombres et de lumière. À la fin du Moyen Âge, les artistes flamands parviennent à rendre des visages criants de vérité par leur souci du détail.
Durant cette période, la peinture religieuse domine largement, mais une nouvelle clientèle, laïque, permet aux peintres de s’ouvrir vers des sujets profanes.
Mon objectif est de vous donner quelques clés de lecture de ces œuvres gothiques. Clés d’autant plus nécessaires que ces peintures sont peuplées de symboles. Rendez-vous à la fin de ce (long) article : un guide d’analyse est téléchargeable.
Le gothique, un art sacré
Malgré la diversité, un point commun relie la plupart des œuvres de peinture gothique. Elles représentent presque exclusivement des scènes ou des personnages du christianisme. Il semble que tout artiste de cette époque devait savoir exécuter une Vierge à l’Enfant, ou un épisode de la vie du Christ. Qu’on n’en soit pas surpris. L’Église est la principale commanditaire de ces œuvres, qu’elle destine à la décoration de ses édifices de culte. Quand bien même la peinture est une commande laïque, le thème religieux est rarement remis en cause. Il s’agit par exemple d’un retable offert à une église. On n’y peindra sûrement pas un gentilhomme conter fleurette à sa dame.
L’art est mis au service de la religion. Vous connaissez probablement l’expression « Bible des illettrés ». Même si cette notion ne me satisfait pas totalement, elle explique le rôle pédagogique des images à l’égard d’un public analphabète.
À tous, illettrés ou non, l’image sert de support de dévotion. Chaque fidèle adresse sa prière au personnage saint par l’intermédiaire de sa représentation picturale. Enfin, les clercs sont convaincus que la contemplation de ces peintures — de même des sculptures — favorise la méditation du chrétien et son élévation spirituelle vers la sphère céleste.
La peinture gothique se résume donc à la peinture religieuse. Les autres genres — paysage, nature morte, scène de genre — n’ont aucun sens au Moyen Âge. À y regarder de plus près, certaines œuvres sortent cependant de l’ordinaire. Des ateliers urbains produisent à destination d’une clientèle aristocratique des livres d’histoire ou des romans (autour notamment du mythe arthurien). À l’intérieur, on trouve moult scènes de bataille ou de siège de châteaux. L’un des plus célèbres et plus beaux manuscrits appartenait à Jean de Berry, frère du roi de France Charles V : Les Très riches Heures du duc de Berry. Ses enlumineurs, les frères Limbourg, ont notamment représenté les occupations des mois : les étrennes, la taille de la vigne, la chasse… Dans l’analyse des peintures gothiques, repérez ces sujets profanes.
Un art codé
À l’intérieur de l’œuvre même, l’emprise religieuse est telle qu’elle bride l’imagination du peintre roman ou gothique. Sans que l’Eglise lui mette de menottes, il n’est pas libre dans le choix de certaines couleurs, de certains éléments, dans leur disposition, dans les proportions des personnages… Une Vierge portera invariablement un manteau bleu en tant que Reine du Ciel ; saint Pierre ne se départira pas d’une paire de clés, son attribut distinctif. Au pied de la croix, Marie figurera toujours à droite du Christ crucifié (si on se place de son point de vue), car la droite est symboliquement la place d’honneur.
Ces règles vont parfois à l’encontre du réalisme. Pendant des siècles, les peintres continuent à entourer la tête des saints d’une auréole, en réalité inexistante. Le Christ en majesté sera toujours représenté plus grand que les autres personnes, en raison de son statut divin. Le message mystique transmis dans les œuvres gothiques se nourrit du symbolisme chrétien et les peintres doivent en connaître et respecter les codes. Sinon, ils s’exposent à l’incompréhension ou à un doute de leurs contemporains sur l’orthodoxie de leur foi.
4 techniques de peinture gothique : de la fresque au vitrail
Pour se représenter la peinture gothique, il est nécessaire d’oublier notre conception habituelle de la peinture : des tableaux accrochés au mur. À vrai dire, ce support n’existe presque pas au Moyen Âge ou du moins a rarement survécu. La peinture exploitait d’autres formes : la peinture murale, le vitrail, la peinture sur panneau et l’enluminure.
La peinture murale
Dans la continuité de l’art romain, paléochrétien et roman, les peintres gothiques peignaient les murs, notamment intérieurs, des églises. Au fil des siècles, cette peinture monumentale décline en Europe, sauf dans les églises modestes et en Italie. Ce dernier pays est le royaume de la fresque, une peinture appliquée sur un enduit humide, encore frais (« fresco »).
Le vitrail.
Peu d’entre vous l’auraient classé dans la catégorie peinture. Et pourtant, approchez-vous d’une verrière : vous verrez bien des coups de pinceau pour dessiner les traits du visage ou modeler un drapé. À la faveur du développement de l’architecture gothique, l’art du vitrail prend de l’ampleur. Les fenêtres se multiplient et s’agrandissent au détriment des murs, et donc de la peinture murale. Grâce aux verrières, les cathédrales sont éclairées d’une lumière polychrome et chatoyante.
- Voir aussi Les vitraux sont-ils peints ou colorés ?
La peinture sur panneau de bois
Elle est beaucoup plus courante que vous ne le pensez sûrement. Au Moyen Âge, on en trouve dans les églises, aussi bien sur les faces d’autels (les antependium) que les retables.
Avec la montée de la dévotion privée, les princes veulent en posséder. Devant elle, ils font leurs prières dans leurs châteaux ou palais. Ces panneaux sont l’ancêtre de nos tableaux. En revanche, ils n’utilisent pas l’huile (sauf à la toute fin de la période gothique), mais deux autres techniques complètement oubliées :
- la tempera (le jaune d’œuf sert de liant aux pigments). En ce temps, on ne fait pas de peinture sans casser les œufs.
- la détrempe (le liant est de la colle ou de la gomme).
Dernière différence avec nos tableaux modernes, les peintres ne recourent pas à la toile comme support, sauf exception.
Les enluminures
Malgré de nombreuses pertes, les manuscrits sont aujourd’hui le support le plus abondant en peintures gothiques. Sur les pages de parchemin, les enlumineurs travaillent les lettrines (l’initiale d’un paragraphe) et ornent les marges de feuillages ou de drôleries (figures bizarres ou grotesques). Ils insèrent parfois des images appelées miniatures, qu’elles soient petites ou non d’ailleurs. Ces œuvres illustrent notamment les deux types de best-sellers du rayon « religion » :
- les psautiers, livres de prières, contenant les psaumes de la Bible, à réciter ou à chanter
- les livres d’heures, recueils d’offices religieux et de prières, commandés notamment par les nobles, pour leur usage privé.
Les bibliothèques publiques en conservent de magnifiques exemplaires.
Gold and glitter
La traduction française claque moins : « De l’or et du clinquant ». En peu de mots, voilà défini l’impact visuel de beaucoup de peintures gothiques.
Elles utilisent souvent des couleurs vives et lumineuses. Le rouge et le bleu sont particulièrement appréciés (pensez aux vitraux du XIIIe siècle). Les arrière-plans sont parfois couverts de fines feuilles d’or. Les peintres en ajoutent sur certains motifs comme les auréoles des saints ou les ornements des beaux vêtements. Autant de détails que la lumière des cierges devait faire scintiller, de même que les reliquaires et l’orfèvrerie en général.
Dans les peintures les plus importantes, les couleurs d’une peinture sont choisies pour leur éclat et leur prix élevé : l’or plutôt que le jaune, le lapis-lazuli, une pierre semi-précieuse qu’on va chercher jusqu’en Afghanistan pour produire le bleu outremer… Les commanditaires réclament du peintre le meilleur pour Dieu et les saints. Quitte à préciser les matières employées dans le contrat !
Un détail nous échappe si on se contente de regarder les reproductions de peintures gothiques dans les livres ou sur le web. Les œuvres a tempera (rappelez-vous le jaune d’œuf) offrent une surface lisse, sans empâtement. Avant la diffusion de la technique de l’huile, la peinture est en effet déposée en couche fine et souvent unique. On superpose peu les couleurs à cause de leur opacité et de crainte qu’elles craquellent ou s’écaillent.
Une attention au réalisme
Un concept ignoré à l’époque romane
Aussi étonnant que cela puisse nous paraître, les artistes romans ne visent pas l’imitation exacte du monde visible même s’ils en sont techniquement capables ; ils ne se soucient pas de représenter les choses telles qu’elles sont. Les personnages et les paysages sont stylisés ou stéréotypés. De plus, les peintres romans ne s’encombrent pas de détails. Les compositions sont simples ; les éléments minimalistes. L’objectif de l’œuvre est d’être efficace, lisible. On craint peut-être qu’une abondance de motifs distraie le fidèle de sa méditation et l’empêche de communier avec le Ciel.
Les peintres gothiques ébranlent cette conception de la peinture. Ils tendent vers le réalisme. Le but est désormais de donner l’impression au spectateur de voir la vraie scène afin de s’en immerger et de rendre présents les personnages saints. Cette voie n’est pas sans difficulté.
Le naturalisme gothique
À ne pas confondre avec le naturisme 😊. Le naturalisme vise la représentation de la nature et du réel en général. Dans certaines enluminures pourtant tardives, des peintres se contentent de dessiner les contours et d’apposer des couleurs comme le ferait un enfant de nos jours.
D’autres semblent observer attentivement la nature. Leurs œuvres s’enrichissent de détails jusque-là considérés superflus dans une scène sainte : parmi les personnages, se glissent des animaux de la campagne. Dans les intérieurs, l’artiste place des objets comme un vase ou un chandelier fidèlement reproduit. Dans l’herbe, il fait poindre des fleurs exactes au point de rendre identifiable la variété.
Des figures plus convaincantes
Les effets de la lumière intéressent désormais les peintres. Soudain, des ombres apparaissent ; les vêtements, les corps et les figures prennent du volume. Dans leurs plis, les drapés deviennent cohérents avec les corps qu’ils recouvrent. Selon l’historienne de l’art Nadeije Laneyrie-Dagen, la peinture offre enfin aux spectateurs « des corps auxquels on peut croire ».
Les personnages deviennent moins raides. Ils s’assouplissent et s’humanisent. Parfois, leur visage exprime des émotions, notamment lors des Crucifixions où Marie, saint Jean et les saintes femmes laissent éclater leur douleur. Toutefois, encore au XIVe siècle, les figures sont assez caricaturales. Amusez-vous à comparer les têtes au sein d’une même peinture. Elles respectent souvent les mêmes canons. On dirait les membres d’une même famille. Seules la présence d’une barbe ou la longueur des cheveux les distinguent. Rarement la taille de l’individu, les traits du visage ou la corpulence. Les mouvements restent aussi stéréotypés.
Des peintres illusionnistes : la maîtrise de la perspective
Dans cette quête plus ou moins aboutie de la réalité, l’illusion de la profondeur pose les plus grands problèmes. Comment suggérer, de manière réaliste, différents plans sur une surface plane ?
La solution est d’autant plus nécessaire que beaucoup de peintres gothiques affectionnent de placer les scènes dans un intérieur dont on aurait enlevé un pan de mur. Aperçu que l’historien de l’art Erwin Panovsky appelle « doll’s house » (maison de poupée).
Dans ce cas, la maîtrise de la perspective est indispensable. Il y a plusieurs moyens d’y parvenir. Au XIIIe siècle, les peintres italiens suggèrent le volume d’une architecture en peignant certains côtés obliques. Le résultat nous apparaît maladroit. Plus simplement, les artistes appliquent la perspective réductionniste : plus les choses sont loin, plus leur taille diminue. Dans certains tableaux du XVe siècle apparaît la perspective atmosphérique : le paysage à l’arrière-plan bleuit.
Cependant, le réalisme dépend surtout de la maîtrise de la perspective géométrique : les lignes horizontales des édifices semblent converger vers un point de fuite à l’arrière-plan. Dès lors, l’illusion de l’espace est rendue de manière convaincante. Là encore, cette capacité n’intervient qu’à la fin de la période gothique, chez les Italiens et les Flamands.
Quelques courants gothiques
Jusqu’ici, j’ai essayé de vous donner les caractéristiques générales de la peinture gothique :
- des sujets surtout religieux
- 4 supports (mur, parchemin, bois et verre)
- une peinture symbolique
- des couleurs souvent vives et lumineuses
- un réalisme accru, notamment grâce à la perspective
Dans ce large panorama, certains artistes d’un pays et certaines périodes se distinguent par un style particulier : les primitifs italiens puis flamands et le gothique international.
Le gothique à la sauce italienne
Alors que la France domine l’architecture et l’enluminure européenne, l’Italie du Trecento (les années 1300) joue un rôle décisif dans l’évolution de la peinture. Les artistes de Sienne, de Florence et de Rome se détachent de l’art stéréotypé et rigide des Byzantins, jusque-là très influent.
Vous avez sûrement entendu parler de son plus grand maître, Giotto di Bondone (1266-1337). À lui seul, cet architecte, sculpteur et peintre bousculent les règles à tel point que les artistes postérieurs n’oseront pas toujours poursuivre sa voie révolutionnaire. La conquête du réalisme fait un pas de géant avec lui. Il réussit à donner une tridimensionnalité à ses fresques. Les personnages s’insèrent dans des intérieurs ou des paysages qui assimilent certains principes de la perspective. Prenant du volume, les corps et les visages sont corrects d’un point de vue anatomique. Ils s’animent et surtout s’individualisent. Par les traits de leur figure, par leur mouvement, ils ne sont plus des clones comme on le voyait habituellement dans les peintures.
Le Siennois Duccio di Buoninsegna (vers 1255-vers 1318), un contemporain de Giotto, reste plus attaché à la tradition byzantine. Attachement que l’on retrouve chez son disciple Simone Martini (vers 1284-1344).
Le gothique international : un style européen
Les historiens de l’art débattent toujours de l’origine géographique de l’auteur anonyme du diptyque de Wilton. Cet ensemble pictural en deux parties (d’où son nom de diptyque) représente le roi d’Angleterre Richard II face à la Vierge entourée d’anges. L’histoire de cette œuvre et son style ouvrent plusieurs pistes de provenance : l’Angleterre elle-même, la France, l’Italie voire la Bohême (l’actuelle République tchèque). Car à cette époque (autour de 1400), les cours princières s’arrachent les artistes, qui peuvent venir de fort loin. Les hommes voyagent, mais aussi les œuvres qui, par leur petit format, peuvent s’exporter : retables portatifs, tapisseries, manuscrits et peintures sur bois.
De ces échanges intraeuropéens naît un style qu’un historien de l’art français Louis Courajod a nommé à la fin du XIXe siècle « gothique international ». À partir de la moitié du XIVe siècle, se diffuse un style commun à l’Europe, rendant difficile l’attribution du Diptyque de Wilton.
Dans le monde germanique, on le désigne comme le Weicher stil, le style doux, délicat, tendre. L’expression a le mérite de mieux traduire la sensation qui se dégage de ses œuvres. Les personnages affichent une élégance courtoise. Leurs visages sont doux, leurs mains effilées, leurs gestes affectés. Ils portent des costumes souvent somptueux au drapé fluide et abondant. En fait, l’apparence de ces hommes et femmes reflète la clientèle de ces œuvres : des rois, des princes, des princesses et des nobles. Même les saintes ou saints deviennent sous le pinceau des peintres des gentilshommes et des dames distinguées. Le gothique international est principalement un art de cour.
L’historien de l’art Ernst Gombrich considère les peintures du gothique international comme « une véritable délectation pour les yeux ». Les artistes les plus habiles reproduisent le plus fidèlement possible les détails de la nature comme les fleurs, les végétaux et les animaux, afin de séduire le public. Par contre, le réalisme des personnages apparaît en retrait.
Peinture gothique ou Renaissance ? La leçon flamande
Les peintres flamands du premier tiers du XVe siècle visent un réalisme total. Le rendu des détails est minutieux : la matière des textiles, le reflet des objets métalliques ou les traits des visages, rien n’échappe à l’œil photographique de l’artiste. Pour Ernst Gombrich, c’est la première fois dans l’histoire de la peinture que les artistes atteignent une telle vérité des choses et des humains.
Certains commanditaires demandent à être figurés dans l’œuvre qu’ils achètent. Qu’ils ne s’offensent pas des conséquences : l’artiste flamand ne négligera ni les rides, ni les verrues, ni la chevelure clairsemée. Tout est enregistré. Je vous avais présenté une de ces œuvres dans un précédent article.
Cette perfection n’aurait pas pu être atteinte sans l’appui de la peinture à l’huile. Déjà connue au XIIIe siècle, cette technique est améliorée par le Flamand Jan van Eyck. Grâce son lent séchage, grâce à sa transparence, grâce à sa brillance, le peintre s’autorise les mélanges, les superpositions et les repentirs. Dans le rendu des détails, son travail devient subtil et méticuleux. À analyser une peinture flamande, on ne peut qu’être impressionné par la patience de l’artiste !
Cette nouvelle esthétique, qui se double d’une fidélité des paysages et d’une maîtrise de la perspective, invite certains auteurs à parler de « Renaissance nordique », par référence et opposition à la Renaissance italienne. À la même époque, l’Italie connait en effet une révolution artistique. Les œuvres sont marquées par un retour à l’Antiquité classique. Les peintres s’attachent à la perfection des formes et rendent la perspective de manière presque scientifique. Les sujets profanes prennent plus de place. La Flandre de Jan Van Eyck, de Rogier van der Weyden et Robert Campin suit une voie un peu différente, mais qui interroge encore les historiens de l’art : est-ce encore du gothique ?
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