Alors que les monuments aux morts trônent sur les places publiques, on oublie que les églises témoignent aussi des conflits qui ont frappé la France et la Belgique. Dans les baies, s’insèrent parfois des vitraux patriotiques ou « vitraux de guerre ». Le mouvement naît dès la seconde moitié du XIXe siècle et se développe dans l’entre-deux-guerres.

À travers un langage chrétien et patriotique, ces verrières contemporaines racontent l’histoire des soldats tombés au front, des civils occupés ou déportés, et les idéaux pour lesquels ils ont lutté. Pour l’historien local, ces vitraux constituent donc des archives iconographiques précieuses et souvent méconnues, révélant l’impact humain et psychologique des conflits.
L’émergence d’un phénomène
« Vitraux patriotiques », « vitraux du souvenir », « verrières commémoratives », les expressions sont nombreuses pour les désigner. La notion de « vitrail de guerre » recouvre peut-être mieux les multiples visages du phénomène. Jean-Claude Lescure, historien de ce patrimoine, les définit comme « des verrières en rapport explicite avec la guerre », comportant au minimum une inscription commémorative, le nom d’un disparu, ou une iconographie directement liée aux affrontements.
Dans tous les cas, les différentes œuvres commémorent le souvenir des sacrifices consentis.
Deux idées méritent d’emblée d’être nuancées. D’abord, ces vitraux patriotiques ne mettent pas seulement en valeur les soldats tombés au front. Ils peuvent concerner, certes plus rarement, des victimes civiles : otages fusillés, résistants, déportés, victimes des bombardements.

Autre cliché : on associe généralement aux vitraux patriotiques la Première Guerre mondiale, mais le phénomène lui est bien antérieur. Sous le Second Empire de Napoléon III, dans les années 1860, un vitrail commémore dans le village d’Eteignères (Ardennes) le docteur Ludger-Lallemand, médecin mort au cours de la guerre du Mexique. Le mouvement prend forme avec la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Il s’inscrit dans le renouveau de l’art du vitrail au XIXe siècle. Beaucoup d’églises se dotent alors d’une nouvelle parure de vitraux.
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L’âge d’or
La Grande Guerre provoque ensuite une véritable explosion du phénomène : selon Jean-Claude Lescure, près de 1200 vitraux commémoratifs sont créés entre 1916 et 1939 en France, avec deux pics distincts, l’un dans l’immédiat après-guerre (1919-1923) et l’autre autour du dixième anniversaire de l’armistice (1927-1928). Ils manifestent l’ampleur de l’hécatombe et du deuil ressenti dans les familles.

La Seconde Guerre mondiale n’a pas le même impact. Peu de vitraux de guerre (un peu plus de 170) sont produits. Les deux moteurs de cette production — patriotisme et religion — n’ont plus autant de résonance dans la société.
Sans surprise, la géographie de ces vitraux révèle des concentrations significatives dans les régions particulièrement éprouvées par les conflits. En France, les départements du Nord, de la Somme, de la Meuse et de l’Alsace-Lorraine, marqués par la Première Guerre mondiale, accumulent les créations, mais rares sont les départements ou régions totalement dépourvues. Isabelle Lecocq et Yves Dubois, auteurs de Vitraux de guerre et patriotiques en Wallonie et à Bruxelles en recense plus de 300.
Les trois grandes catégories de vitraux de guerre
Selon leurs objectifs, on peut classer les vitraux en trois groupes.
- Les vitraux strictement commémoratifs. Ces verrières, souvent réalisées à l’initiative des paroisses, des municipalités ou d’associations d’anciens combattants, inscrivent les noms des enfants du pays tombés au combat. Ils sont comparables aux monuments aux morts.
- Les vitraux ex-voto. Fruits de démarches plus personnelles, ces vitraux sont offerts par des familles en remerciement pour la protection accordée à un être cher revenu vivant du front, ou pour perpétuer la mémoire d’un disparu. Leur dimension votive est souvent explicitement formulée par des inscriptions telles que « En mémoire de… », « À la mémoire de notre fils bien-aimé… » ou « En reconnaissance pour… ». On peut y surprendre le portrait photographique du défunt.
- Les vitraux patriotiques. Plus généraux dans leur propos, ces vitraux célèbrent les valeurs nationales, l’héroïsme collectif ou la victoire. Ils mettent en scène la guerre, des figures allégoriques, des symboles nationaux (coq gaulois, drapeaux) et des messages exaltant le sacrifice pour la patrie.
Une même œuvre peut cependant entrer dans ces différentes catégories.

Observer un vitrail de guerre
À travers le millier de vitraux patriotiques se dégagent des motifs récurrents.
La figure du soldat agonisant, soutenu par le Christ ou la Vierge Marie, constitue probablement le motif le plus emblématique de ces vitraux. Cette représentation établit un parallélisme explicite entre le sacrifice du soldat et celui du Christ, une Imitatio Christi où le combattant devient martyr. De même, le soldat soutenu par la Vierge rappelle les Vierges de Pitié (ou Pietà) de la fin du Moyen Âge, groupe statuaire où Marie tient son fils mort sur ses genoux.

Le vitrail peut aussi mettre en avant un saint ou une sainte intervenant sur le champ de bataille. Certaines figures sont particulièrement appropriées. Au premier rang, Jeanne d’Arc qui incarne à la fois le patriotisme français et la résistance à l’envahisseur (anglais en l’occurrence). Sa canonisation en 1920, dans l’immédiat après-guerre, renforce encore sa présence. Sainte Thérèse de Lisieux, carmélite canonisée dans la foulée en 1925, bénéficie de cet élan religieux. Sinon, la Vierge, sous diverses invocations (Notre-Dame de Liesse, Notre-Dame des Victoires…), reste une valeur intemporelle. Elle représente la compassion maternelle, accueillant les mourants et consolant les familles endeuillées.
En fait, les figures religieuses sont plus variées, car, sur plusieurs vitraux ex-voto, on représente le saint lié au prénom du soldat commémoré.
Enfin un ensemble de symboles est convoqué :
- La palme, attribut chrétien du martyr
- Les lauriers de la victoire
- Les emblèmes comme les drapeaux nationaux ou de régiments, les insignes d’unités, les médailles (dont la croix de guerre et la Légion d’honneur)
Le petit temple du vitrail patriotique
La petite église de Manerbe, en Normandie, a la particularité d’avoir la majorité de ses vitraux consacrés à la guerre. Ils sont mis en place en 1920, probablement à l’initiative du curé et avec l’accord de la commune. Leur lien avec la Première Guerre mondiale échappe parfois aux visiteurs. L’un d’entre eux montre par exemple la fondation de l’abbaye du Mont-Saint-Michel au Moyen Âge et l’intervention de l’archange Michel. À première vue, ces sujets semblent éloignés du contexte de 1914-1918. Cependant, ce monastère fut, pendant la guerre de Cent Ans, un haut lieu de résistance face aux Anglais (encore eux !). Si bien que saint Michel, ange combattant, est devenu le patron du royaume de France et le recours face aux envahisseurs.
Le vitrail suivant affirme plus directement sa dimension patriotique.

Il représente un groupe de poilus entourés de femmes, d’hommes et d’enfants. Au premier regard, on pourrait penser que ces soldats s’apprêtent à quitter leurs familles inquiètes pour le front. Mais c’est en réalité le contraire. Sur les uniformes, on devine en effet plusieurs médailles qui attestent de leur bravoure : ces poilus reviennent de la guerre, victorieux et honorés.
Les inscriptions discrètes dans les angles complètent la fiche d’identité du vitrail : la date d’exécution de l’œuvre, 1920 ; le nom de l’atelier, Lorin de Chartres ; et l’identité des donateurs, monsieur et madame Delafosse, certainement des paroissiens. En bas du vitrail figure également, tel un véritable monument aux morts, la liste des soldats de Manerbe tombés au combat.
Un détail confère à ce vitrail un caractère unique : à l’arrière-plan, le maître verrier a représenté la véritable église du village, reconnaissable à sa silhouette caractéristique. Cette représentation ancre cette œuvre dans son milieu.

Par son sujet — le retour des soldats — ce vitrail se distingue des représentations habituelles de la Grande Guerre, souvent centrées sur la douleur des départs ou la commémoration des morts. Cependant, il s’inscrit dans la thématique plus générale de célébration des soldats, comme le confirme les banderoles déployées par les anges dans le tympan du vitrail : « Gloire et merci aux vengeurs de la France ».
Étude de cas : un vitrail patriotique et religieux

À Buxy, en Bourgogne, la Première Guerre mondiale a inspiré un unique vitrail, mais d’une grande richesse iconographique. Sa tonalité est davantage religieuse que celle du vitrail de Manerbe. Réalisée dans l’entre-deux-guerres par l’atelier Bertrand, cette verrière mêle figures chrétiennes et nationales, au cœur d’un champ de bataille dévasté.
Au-dessus des soldats gisant à terre, trois figures se détachent :
- Jeanne d’Arc, en haut à droite, est aisément reconnaissable à son armure et à sa bannière. Elle remet les lauriers de la victoire à des soldats français vêtus de leur célèbre uniforme bleu horizon.
- Le Christ, à gauche, bénit les combattants de sa main droite, apportant une dimension spirituelle et rédemptrice à la scène.
- L’allégorie de la France, en bas à gauche, se distingue par ses vêtements tricolores et sa tête coiffée d’une couronne crénelée.
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Le décor est apocalyptique : une roue brisée d’affût de canon, un fusil abandonné, des barbelés noyés dans la boue, tandis qu’à l’arrière-plan, une ville en flammes se profile. Au centre de cet horizon en ruines, la silhouette de la grande église permet d’identifier la ville de Reims. Bombardée en septembre 1914 par les troupes allemandes, la cathédrale martyre était devenue, en France, le symbole de la barbarie ennemie et de la souffrance nationale.
Au-dessus de cette scène terrestre, un ange descend des cieux pour offrir aux soldats les couronnes et les palmes du martyre. Ce geste reprend un motif iconographique traditionnel du Moyen Âge, où ces mêmes symboles étaient remis aux saints et saintes ayant souffert pour leur foi.
Enfin, au sommet de la verrière, un oculus est orné de la croix de la Légion d’honneur, venant parachever l’hommage rendu.
Contrairement au vitrail de Manerbe, qui exalte la victoire militaire, celui de Buxy s’attarde davantage sur la mémoire des victimes — soldats tués ou blessés lors de la Grande Guerre — dans une tonalité profondément spirituelle et compassionnelle.
Plus qu’un simple ornement, le vitrail de guerre fournit donc matière à une microhistoire de sa ville ou son village.

Pour aller plus loin
Jean-Claude Lescure, « Le vitrail de guerre à l’époque contemporaine », dans Martin Galinier et Michel Cadé, Images de guerre, Guerre des images, Paix en images. La guerre dans l’art, l’art dans la guerre, Presses universitaires de Perpignan, p.171-187 (en ligne)
Jean-Claude Lescure, La guerre en lumière. 14-18 en vitrail, Fayard, 2017
Vérifiez si le thème n’est pas décliné géographiquement : de nombreux livres sont consacrés au vitrail de guerre sur une région ou un département. À l’image de la série sur la Bretagne par Norbert et Erik Galesne, publiée aux éditions P’tit Louis.




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