Dans les châteaux, beaucoup de guides le répètent : les lits sont petits parce que jadis les propriétaires adoptaient une posture assise durant leur sommeil. Une affirmation qui m’a toujours semblé douteuse. J’ai donc mené mon enquête. Ma conclusion : ce n’est pas si simple.
Il y a un mois, je visite un château d’Aquitaine, en compagnie d’autres curieux et curieuses. La guide nous fait entrer dans une chambre. Nous nous plaçons devant le lit.
- « Pourquoi est-il si petit ? » lance notre hôtesse.
- « Parce que les gens étaient autrefois petits ! » répond un visiteur. La guide acquiesce.
- « Oui, mais pour quelle autre raison ? » Silence dans le groupe jusqu’à ce qu’une femme ose prendre la parole :
- « Parce qu’ils dormaient assis ».
La guide paraît enchantée de l’explication et le reste du public adhère d’un hochement de tête.
Quant à moi, je suis consterné : je viens d’entendre une série de clichés entretenus par la guide d’un des châteaux les plus visités d’Aquitaine.
De retour chez moi, fort de ma bibliothèque et de mon ordinateur connecté à Internet, je compte bien voler dans les plumes de ces légendes. Je feuillette mes livres ; je fais défiler les pages web. Problème : la tâche de démolition s’avère plus compliquée que je ne le pensais.
Dormir allongé : la preuve par l’image
Je commence par chercher des preuves visuelles. Ma première idée est d’explorer les enluminures médiévales. Méthode que j’ai déjà appliquée sur l’aspect des châteaux forts. Dans les manuscrits, je ne doute pas de trouver des intérieurs de chambre.
En effet, dans les Bibles, les vies de saints, les histoires antiques et les romans de chevalerie, les enlumineurs ont peint des lits avec des gens dedans. Et même des centaines de lits de toutes sortes. Il y a en a plus que dans le catalogue Conforama.
Voici quelques modèles.
Vous en conviendrez : les dormeurs de ces miniatures reposent dans le lit comme vous et moi.
Une évidence à mes yeux. Dormir assis ? Quelle idée saugrenue ! Je me souviens avoir dormi une nuit dans un fauteuil. Deux remarques : on y dort mal et votre corps est endolori au matin. Expérience à ne pas recommencer. Je suppose que les habitants d’autrefois s’en gardaient bien.
Dormir assis : la preuve aussi par l’image
Cependant, comme beaucoup, mon cerveau me joue des tours parfois. Il faut s’en méfier. Connaissez-vous le biais de confirmation, ce travers du raisonnement ? Vous retenez tous les faits qui accréditent votre hypothèse sans tenir compte des contre-exemples. Beaucoup de chercheurs tombent dans ce piège, mais ils guettent chacun d’entre nous.
Lesquels d’entre vous pensent, par exemple, que la société actuelle est de plus en plus violente ? Il suffit de visionner les journaux télévisés pour le croire : manifestations qui tournent à la guérilla face aux forces de l’ordre, règlements de compte à la Kalachnikov, assassinat entre collégiens… Par contre, on balaiera de la main la statistique montrant une baisse des meurtres… On n’aime pas les choses qui ne cadrent pas avec nos préjugés.
C’est ça le biais de confirmation : être borgne sur certaines questions. Dans mon cas, je me refuserais à prendre en considération les miniatures qui démentent ma certitude. Non, impossible, je suis parfaitement objectif dans mes recherches. Sauf que…
À bien y regarder, des dormeurs assis ou presque, il y en a aussi quelques-uns qui se cachent dans les manuscrits.
Bon, lui, c’est un cas ambigu. Son buste est relevé mais il ne semble pas assis.
Là, on va dire que l’exception qui confirme la règle.
Là, je ne sais plus comment défendre la thèse allongée.
Zut, ma démonstration en prend un coup. Je me rassure en pensant que ces images représentent sûrement une mode éphémère. Après le Moyen Âge, les gens redorment normalement. Les tableaux me le diront. Je pense notamment aux peintures polissonnes du XVIIIe siècle. Bonne pioche !
Ces dames de la bonne société semblent se complaire dans la position assise. Ce qui n’arrange pas mes affaires.
Un espoir tout de même : les spécialistes du passé me donneront certainement raison.
Que disent les historiens ?
Pas grand-chose et c’est bien ça le problème. Le sujet semble mis au placard. Dans Dormir au Moyen Âge, Jean Verdon nous parle de la forme des lits, des heures de lever et de coucher, s’étend sur l’insomnie, et analysent même les rêves des dormeurs. Par contre, sur la question de la position, l’auteur a comme une absence.
Tournons alors les 450 pages d’Histoire de chambres, le livre de l’historienne Michèle Perrot. Je devrais me contenter de cette maigre phrase : « nos ancêtres dormaient à demi assis dans des lits plus courts ». D’accord, mais à quelle période ? Et selon quelle source ? Tous faisaient-ils ça ou seulement l’aristocratie ? Je n’en saurais pas plus.
Dans L’oubli des peines, une histoire du sommeil, L’historien Guillaume Garnier en ajoute néanmoins une couche : « [les lits médiévaux] étaient conçus de manière à ce que l’on puisse dormir en position assise, avec des coussins pour surélever la tête ». J’avoue avoir du mal à accorder beaucoup de crédit à cette phrase non étayée (encore une fois), et produite par un spécialiste des XVIIIe-XIXe siècles. Enfin, avoir la tête surélevée suffit-il pour être considéré assis ? On dort tous sur des oreillers voire des traversins sans pour autant reposer tout notre corps sur nos fesses.
Devant ces preuves contradictoires ou mal assurées, je dois trouver un autre angle d’attaque. Pour saper les défenseurs de la thèse assise, il suffit peut-être de juger les arguments qu’ils utilisent pour la justifier. Eh oui, pourquoi dormir sur son séant ?
La peur de la mort
Les partisans de la thèse assise ont l’explication. Ils s’appuient sur un argument culturel. Par superstition, les gens prenaient garde à ne pas dormir allongés, car c’était adopter la position du mort. Ils n’allaient quand même pas tenter le diable.
Le raisonnement ne me convainc pas. Si on admet que les gens dormaient assis, qu’ils mourraient en général dans leur sommeil, la position habituelle de la mort était donc assise et non allongée. Voici un argument qui se mord la queue.
Revenons au cœur du sujet : le lit. Sont-ils si petits ? Ah ! Comme j’aimerais me jeter dessus lors d’une visite profitant d’une absence des visiteurs et du gardien. Mon corps le trouverait-il plus court que celui de ma chambre ? Le problème des lits de châteaux, c’est qu’ils sont installés dans de vastes pièces qui les rendent minuscules. Ne sommes-nous pas victimes d’une illusion d’optique ? Une seule solution pour le savoir : mesurer le lit. J’en appelle aux nombreux guides qui lisent ce blog. Prenez votre mètre et dites en commentaire vos résultats.
Un problème de taille : les gens étaient-ils si petits ?
Évaluons maintenant l’autre argument : les lits seraient petits, car les gens l’étaient autant. Rassurez-vous : je ne vais pas vous démontrer l’impossible, à savoir que nos ancêtres étaient des géants qui se cognaient au linteau des portes. C’est une évidence que nous dépassons les populations anciennes en taille. Mais de combien ?
Wikipedia m’apprend qu’aujourd’hui, en France, la taille moyenne des hommes est d’environ 1,80 m et de 1,65 m pour les femmes (mon ego en prend un coup. Je suis en dessous de la moyenne. Un peu 🙂 )
Comparons au passé. Pour le XVIIIe siècle, le chercheur John Komlos a trouvé les sources adéquates : les registres décrivant les recrues de l’armée française. La taille des soldats y est précisée. Bilan : les hommes mesuraient dans les 1,60 m. La courbe ne cesse néanmoins de varier au cours de la période : 1,60 m au minimum pour les soldats nés vers 1675 et une pointe à 1,68 m. Des différences probablement liées à des crises de malnutrition.
Autre conclusion de l’historien américain : les classes supérieures dominent au sens propre du terme puisqu’elles coiffent de presque 2 cm la moyenne. Autrement dit, être riche fait un peu grandir.
On pourrait croire que plus on remonte dans le temps, plus les gens rapetissent. Apparemment pas. Les fouilles de cimetières des premiers siècles du Moyen Âge révèlent des tailles proches de celles des soldats étudiées par John Komlos. Au VIe siècle, dans un cimetière d’Alise-Sainte-Reine (Bourgogne), les hommes mesuraient en moyenne 1,69 m, les femmes 1,57 m. Un cimetière sur la commune de Mortefontaine (Aisne) a livré une centaine de squelettes des VIIIe-IXe siècles : les adultes masculins atteignaient la moyenne de 1,68 m, les femmes se situant 11 cm en dessous.
Bref, les gens du Moyen Âge faisaient à peine une tête de moins que nous.
Conclusion alambiquée
Je vous ai fait tourner en bourrique avec cet article. Alors les gens dormaient-ils autrefois assis ? Moi qui essaie habituellement dans ce blog de trouver réponse à tout, moi qui tente de m’ériger en savant infaillible devant vous, je vais sur ce sujet confesser mon incertitude. Ma conviction d’origine a vacillé.
On peut trouver des arguments et des preuves pour les positions assises ou allongées. Pour sortir de ce paradoxe, il faut peut-être se réfugier au château d’Écouen. Car dans cette demeure princière, un écran tactile explique aux visiteurs la pratique du lit à la Renaissance : « La nuit, on s’y allonge de tout son long, la tête soulevée par quelques oreillers tandis que la journée, on s’y tient à demi-couché, ce qui a longtemps fait croire que les contemporains dormaient assis ».
- Lire aussi : Dans la chambre du roi Louis XIV à Versailles
En résumé, les deux postures au lit sont possibles. Tout dépend ce qu’on y fait et peut-être de la période de l’histoire qu’on choisit.
Continuez ce débat dans les commentaires. Aidez-moi à me faire mon opinion. Pour vous, dormir assis est-il une histoire à dormir debout ?
Cette visite des chambres vous a plu ? Recevez ci-dessous ma liste des plus beaux châteaux forts en France.
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