Au Moyen Âge, les églises s’ornent de sculptures, de peintures et de vitraux. Cette profusion d’images serait destinée à faire l’éducation religieuse d’un peuple incapable de lire. J’en doute. Quel est alors le véritable rôle des images ?
On attribue cette expression de « Bible des illettrés » au pape Grégoire le Grand il y a 1400 ans ! Des livres, des guides la répètent aujourd’hui. C’est dire la longévité de cette formule.

Dans un monde médiéval où savoir lire est un privilège, les images rendraient accessible au peuple le message de l’Église. Les fresques d’un mur, les verrières multicolores, ou les sculptures d’un portail, tout concourrait à enseigner aux illettrés.
L’affirmation d’une fonction pédagogique des images semble assez logique mais elle passe difficilement chez moi. Je vais donc, sinon la retourner, au moins nuancer cette idée. Même s’il m’en coûte de contredire ce bon vieux pape Grégoire.
Les images posent problème au clergé
Pour critiquer cette expression de « Bible pour les illettrés », il faut en comprendre ses origines. Vers 600 après J.-C., l’évêque Serenus de Marseille écrit à Grégoire le Grand qu’il a fait enlever toutes les peintures dans ses églises de peur que les fidèles ne se mettent à les idolâtrer. Avec une pointe d’inquiétude, l’évêque demande à son supérieur son approbation.
À cette époque, le clergé ne sait pas trop sur quel pied danser avec les images représentant le Christ, la Vierge, les saints… Faut-il les détruire ? Faut-il les autoriser au risque que les fidèles prennent une représentation de Jésus pour Jésus lui-même ? Rappelez-vous les Romains qui vénéraient des statues comme étant des dieux. Non, un chrétien ne peut pas se comporter comme ces païens.
Au pape de trancher ce débat pour ou contre les images. De sa meilleure plume, Grégoire répond à l’évêque de Marseille cette phrase décisive : « les images doivent être placées dans les églises, afin que ceux qui ne savent pas les lettres lisent toutefois en regardant sur les parois ce qu’ils ne peuvent pas lire dans les livres ». En d’autres termes, la « lecture » d’une peinture serait, pour les illettrés, une alternative à la lecture de la Bible. Notez que le pape n’emploie pas l’expression « Bible pour les illettrés » ; elle est déduite de ses paroles.

L’histoire ne dit pas si, après cette réponse, Serenus de Marseille a refait toutes les peintures qu’il avait détruites. En tout cas, cette idée d’une fonction pédagogique de l’image est lancée. Elle est si bien lancée que des historiens de l’art en sont convaincus.
Prenez Émile Mâle, un grand spécialiste de l’art médiéval. Dans un livre publié en 1898, il parle des cathédrales comme d’une « Bible pour les pauvres ». Grâce aux vitraux et aux statues des porches, « les simples, les ignorants, tout ce qu’on appelait la sainte plèbe de Dieu, apprenaient par les yeux presque tout ce qu’ils savaient de leur foi ».
Des sculptures mal identifiées
Malgré le support de ces hautes autorités, je vais essayer de vous démontrer que l’Église ne destinait pas obligatoirement les images à l’instruction du peuple.
Filons à Chartres. Entrons dans la cathédrale par le portail royal. De part et d’autre de la porte se dressent des statues-colonnes : des femmes et des hommes longilignes, couronnés ou non. Malcom Miller, ancien guide conférencier, tente de comprendre : « il est très difficile d’identifier les personnages couronnés, qui représentent probablement les rois et reines de Juda, ancêtres royaux du Christ ; les personnages sans couronne sont probablement ses précurseurs spirituels de l’Ancien Testament : prêtres, prophètes, patriarches ».
« Probablement », insiste Malcom Miller. Autrement dit, en ce début du XXIe siècle, malgré des centaines d’études sur la cathédrale de Chartres, personne ne sait avec certitude qui représentent ces personnages sculptés dans la pierre. Bref, la valeur pédagogique de ces images mérite un zéro pointé.

Des vitraux décourageants à lire
Continuons notre visite. À Chartres, nous venons surtout admirer l’exceptionnel ensemble de vitraux des XIIe et XIIIe siècles. Beaucoup racontent la vie de saints.
L’observation de ces verrières se révèle une épreuve. Vos yeux se plissent et vos sourcils se froncent. Diable, pourquoi les maîtres verriers ont-ils représenté des personnages aussi minuscules ? Et puis dans quel sens faut-il lire ces scènes qui s’enchaînent ? De haut en bas ? De bas en haut ? De gauche à droite ou inversement ? Croyez-en mon expérience : chaque œuvre a son sens de lecture.

L’historien Jean Wirth voit la difficulté ailleurs : « le problème est davantage celui de la surabondance d’images qui risquent de décourager les meilleures volontés ». Il y a trop à regarder. Si les premières images sont à votre hauteur, les suivantes vous contraignent à lever votre tête. Vous les voyez malheureusement moins bien à cause de la distance. Vos yeux fatiguent à fouiller les détails. Vos cervicales commencent à souffrir. Fatalement, la lassitude vous gagne. Sûr que vous vous contenterez de balayer la prochaine verrière sans essayer de déchiffrer les multiples scènes. Tout de même, vous n’êtes pas venu à Chartres pour vous prendre la tête !
- Lire aussi : faîtes-vous attention à ce détail sur les vitraux ?
Des fidèles ignorants
Vous allez peut-être me répliquer que les vitraux ne sont pas tous aussi difficiles à lire. Il est vrai que des verrières montrent seulement un personnage ou se composent d’une unique scène.
Même dans ce cas, la fonction de Bible des illettrés reste discutable. Car le spectateur se heurte à une autre complication : sa culture religieuse. Que comprenez-vous des scènes ? À moins d’être un spécialiste de l’iconographie chrétienne, probablement pas grand-chose. Peut-être avez-vous reconnu ici la Vierge Marie, là une Crucifixion…
N’imaginez pas que les hommes et femmes du Moyen Âge évoluaient avec plus d’aisance dans ce monde d’images. Même si le christianisme imprimait leur vie (davantage qu’aujourd’hui), leur culture religieuse restait pauvre. Les enfants ne suivaient pas de catéchisme. Leur éducation était principalement assurée par la famille. Famille largement ignorante.
Pour relever leur niveau, le peuple illettré bénéficiait néanmoins du sermon du dimanche. Ceux qui habitaient en ville écoutaient les discours de prédicateurs ou assistaient au théâtre religieux, les mystères qui se jouaient devant les églises.
Ces canaux d’instruction suffisaient-ils pour décoder les images des églises ? J’en doute, car il y a une marche entre connaître et reconnaître. Il ne suffit pas de connaître la liste des planètes du système solaire pour être capable de distinguer sur une photo Mars de Vénus. Ce n’est pas parce que vous connaissez l’épisode des rois mages, que vous saurez les reconnaître sur une peinture.

En résumé, les images qui ornent les églises sont souvent illisibles pour de multiples raisons : elles sont trop loin du spectateur, leur sens de lecture nous échappe, la culture religieuse et iconographique nous manque parfois pour les interpréter. Les peintures, les sculptures et les vitraux sont de mauvais professeurs de christianisme.
Maintenant une question doit vous brûler les lèvres : si ces images jouent mal leur rôle de Bible des illettrés, à quoi servaient-elles ?
Le véritable rôle des images dans une église
Si le clergé a dépensé des sommes folles en sculptures, en vitraux ou en peintures, il y a bien une raison. Oui, il y en a même plusieurs.
La première traverse les siècles. Vous-même en subissez les effets. Les images embellissent, voire magnifient les églises. En un mot elles sont là pour séduire. Tant pis si elles sont parfois obscures ou surabondantes. « Que le fidèle d’alors ou le touriste d’aujourd’hui s’y perd un peu est sans importance dès lors qu’il est aussi impressionné que submergé », prévient l’historien Jean Wirth. Dès qu’il franchit le seuil d’une église, le chrétien bascule dans un monde merveilleux, reflet de ce qui l’attend dans le royaume des cieux.

À dessein, l’Église peint ou sculpte des myriades de saints, de prophètes, de patriarches, et d’anges. Face à tant de figures admirables, le croyant se sent tout petit. Il en conçoit un plus grand respect pour l’Église, à la fois héritière de ces personnages religieux et indispensable intermédiaire avec les puissances célestes. D’une certaine manière, les images figurées légitiment la position dominante du clergé sur la société médiévale.
En plus de vouloir impressionner, les commanditaires de ces images cherchent à émouvoir. Au XIIIe siècle, le dominicain italien Giovanni Balbi n’en doute pas : la ferveur est « plus efficacement excitée par ce qu’on voit que par ce qu’on entend ». La parole des clercs, surtout quand elle se déclame en latin, atteint moins directement les cœurs qu’une peinture ou une sculpture. Le fidèle médite davantage sur le sacrifice de Jésus devant un grand crucifix sur lequel le Christ se tord de douleur.
De toute façon, les fidèles sont en attente d’images. Ils estiment leurs prières plus efficaces s’ils peuvent s’agenouiller devant une statue de la Vierge, du Christ ou de leur saint protecteur.
Une bible des illettrés, un peu quand même
Quand l’abbé Suger installe de magnifiques vitraux dans son église de Saint-Denis, il ne le fait pas seulement pour émerveiller les fidèles et magnifier le monument. Il compte aussi élever leur âme. La contemplation de ces panneaux de verre, multicolores comme par magie, pourrait bien les faire accéder aux choses divines.
Sur une de ces verrières, Suger s’est fait représenter l’offrant au Christ et à la Vierge. Cet exemple illustre une autre fonction des images. Ce sont des cadeaux qu’on offre par piété, ou comme ex-voto. Le donateur remercie le destinataire pour ses bienfaits ou attend son appui à l’heure de la mort. Si ce ressort n’existait pas, les églises ne seraient pas aussi décorées.

Face à toutes ces fonctions, l’expression « Bible des illettrés » mérite-t-elle d’être mise au placard ? Je vais vous surprendre : non ! Je ne me résous pas à écarter totalement la dimension pédagogique de l’image. Déjà parce que des intellectuels de l’Église (en plus du pape Grégoire le Grand) en sont convaincus. Écoutons Jean Gerson, universitaire parisien du XIVe siècle :
« Les images ne sont pas faites pour d’autres raisons que pour montrer aux simples hommes qui ne connaissent pas l’écriture ce qu’ils doivent croire ».
Jean Gerson
Giovanni Balbi, le dominicain italien, acquiesce : selon lui, les images servent à « l’instruction des simples » en remplacement des livres.
Comme on l’a vu, le clergé a plus ou moins atteint cette mission d’enseignement. Au chapitre des réussites, je mets les célèbres Jugements derniers qui ornent les façades de certaines cathédrales (Amiens et Paris notamment). On y voit les morts ressuscités, puis saint Michel séparer les élus des damnés. Ces malheureux sont menés jusqu’en enfer où les attendent les pires tourments. N’importe quel spectateur, illettré ou non, comprend son intérêt : bien se conduire ou faire pénitence assure d’échapper à ce terrifiant destin. À l’opposé des obscures saynètes des vitraux, l’Église sait produire des images efficaces à l’intention des fidèles.

En résumé, les images dans les églises répondent à plusieurs fonctions :
- esthétique. Elles ornent le monument, lui confèrent une aura qui impressionne le croyant comme le non-croyant.
- spirituelle. Elles servent de support à la dévotion des fidèles.
- symbolique. L’église et sa décoration se veulent une évocation du royaume de Dieu auquel les chrétiens sont destinés. A condition que les errements de leur âme ne les déroutent pas en enfer.
- propagande. Les images des saints légitiment le pouvoir de l’Église, gardienne de leur mémoire et organisatrice de leur culte.
- pédagogique. Les images expliquent des scènes de la Bible, remémorent les grands personnages saints et montrent la voie du salut. Une fonction à nuancer, car ces images ne sont pas toujours compréhensibles. Soit parce qu’elles se voient difficilement, soit parce qu’elles nécessitent un niveau culturel inaccessible au peuple.
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