Dès la fin du Moyen Âge, le château fort commence sa mue. La forteresse devient une résidence de plus en plus aimable et de moins en moins fortifiée. Comment expliquer cette évolution, une des plus importantes dans l’histoire de l’architecture civile ?
Bien avant la Renaissance, « l’habitation prend le pas sur la défense », remarque Monique Chatenet, historienne de l’art. « Les mentalités ont changé, explique le castellologue Philippe Durand. On aspire à autre chose, à une demeure confortable, spacieuse, bien éclairée, une demeure placée dans un cadre agréable ».
Cette transformation s’observe dès le XIVe siècle, dans les châteaux du roi de France comme le Louvre et Vincennes. Allons voir.
La recherche du confort
Dès le début de son règne, en 1364, Charles V transforme le château de Vincennes en un magnifique palais fortifié. Dans le donjon, il aménage différents étages résidentiels. Chacun dispose de latrines, de belles cheminées et de grandes fenêtres à meneaux. Au second niveau, le roi y installe sa chambre et de petites pièces. Dans ces espaces réduits, il passe ses heures de loisir. C’est là qu’il contemple sa collection de joyaux et de tableaux religieux en compagnie de ses amis les plus proches. C’est là qu’il étudie ses livres.
Car Charles V est un grand bibliophile. Si vous vouliez vous faire bien voir de lui, il suffit de lui offrir un livre. Par contre, comme à cette époque, les ouvrages sont encore patiemment copiés à la main, ce type de cadeau vous aurait ruiné.
Les aménagements du château de Vincennes illustrent l’évolution du goût. La royauté aspire à plus de confort et d’intimité. Ces principes vont bientôt servir de modèle aux demeures des frères de Charles V, Jean de Berry et Louis d’Anjou, ceux que les historiens appellent joliment les princes des fleurs de lys.
Des demeures luxueuses
Qu’est-ce que le luxe pour vous ? Posséder de somptueux bijoux, une voiture de sport ou avoir les murs de sa maison recouverts de marbre ? Dans les châteaux du Moyen Âge, le luxe se reconnaît autrement : certaines pièces sont superflues. Le roi et les princes aux fleurs de lys installent des chambres d’apparat où le lit ne sert pas à dormir, ils créent des galeries-couloirs qui servent moins à fluidifier la circulation qu’à se promener…
Comme l’observe le castellologue Jean Mesqui, dans la seconde moitié du XIVe siècle, « les classes dirigeantes aspirent à un idéal de beauté et d’expression artistique » qui se réalise notamment dans l’architecture. Deux cents ans plus tôt, qui aurait imaginé faire des châteaux forts des œuvres d’art ? C’est pourtant bien la voie que prennent le roi, les membres de sa famille, mais aussi les ducs d’Alençon, de Savoie, et de Bourgogne, les comtes de Nevers… Un peu partout, les forteresses se transforment en résidence d’agrément. Plus ou moins rapidement.
Les châteaux hétéroclites à la française
Parfois, on reconstruit complètement. Comme Louis d’Anjou à Saumur, comme Louis d’Orléans à Pierrefonds, comme Jean de Berry à Mehun-sur-Yèvre. Soit on procède par tranche. On construit un logis adapté au goût du jour à côté du vieux château. Comme Louis d’Anjou (encore lui) à Angers, comme plus tard, Charles VIII (1470-1498) à Amboise, comme Louis XII (1462-1515) à Blois. D’où des édifices hétéroclites.
À Châteaudun, Jean Dunois, le « bâtard d’Orléans » et compagnon préféré de Jeanne d’Arc, édifie entre 1450 et 1458 une énorme aile gothique, mais conserve immédiatement à côté le donjon médiéval. Il le fait néanmoins surmonter d’une toiture en poivrière pour le rendre moins austère.
Dans tous les cas, la sobriété, caractéristique jusque-là de l’architecture noble, disparaît. Les murs sont travaillés comme de la dentelle de pierre, à l’imitation des églises gothiques flamboyantes élevées à la même époque. À l’intérieur, les parements se couvrent de tapisseries ou de peintures murales. Les sommets se hérissent de toits pointus, de lucarnes fignolées, et d’épis de faîtage clinquants.
La belle vie
Il n’y a pas que l’architecture qui éblouit. Un château princier se doit d’être animé de fêtes et de banquets somptueux.
En 1454, le duc de Bourgogne Philippe le Bon organise un repas mémorable au château de Lille : le banquet du vœu du faisan. Entre les plats, s’intercalent des spectacles musicaux : un cheval marchant à reculons, un sanglier (un faux) chevauché par un lutin, un cerf blanc (tout aussi faux) aux cornes dorées…
Sur un côté de la salle, une statue féminine étonne particulièrement les convives : de son sein droit, coule de l’hypocras, un vin sucré et épicé. A proximité, est couché un lion, un vrai celui-ci. Avec un tel gardien, les assoiffés osaient-ils s’approcher de la source miraculeuse ?
Cet exemple montre qu’une résidence princière se distingue par le luxe de ses animations, autant que par le luxe de son architecture et de son décor. Alors que le château fort « ancienne formule » impressionnait les visiteurs par sa masse et sa puissance.
Charles VIII et son prêtre jardinier
Contrairement au cliché, les seigneurs de cette fin du Moyen Âge ne sont pas uniquement préoccupés par guerroyer ou par se comporter en chevalier. Ce sont des hommes qui ont le goût du paysage et de la nature. Comme nous, ils aiment se mettre au vert.
Si Charles V bâtit Vincennes, c’est pour s’éloigner de Paris, de ses tumultes, de sa population parfois rebelle et profiter du bois. Cent cinquante ans plus tard, si François Ier développe Chambord et Fontainebleau, c’est qu’il adore chasser dans la forêt environnante.
Du balcon de son nouveau logis au château d’Amboise, le roi Charles VIII peut admirer la Loire. Si ce paysage finit par l’ennuyer, il peut se tourner vers les jardins. Du royaume de Naples qu’il a brièvement conquis, le jeune roi a en effet ramené un prêtre jardinier, Dom Pacello da Mercogliano. À côté des parterres plantés traditionnellement de pommiers et de poiriers, l’Italien introduit des orangers, installe des statues et une fontaine. Je crains que le climat n’ait pas suffisamment favorisé la croissance des oranges au point que le roi ait pu boire son jus de fruit chaque matin.
Pour admirer des abords aussi plaisants, les courtines, auparavant aveugles, s’ouvrent de fenêtres à croisée. Si bien que les murs deviennent de véritables passoires. Or, comment concilier ces faiblesses avec les impératifs de la défense ? Cette incompatibilité se résout par le déclin militaire des châteaux forts.
L’obsolescence du château fort
Paradoxalement, la démilitarisation des châteaux forts commence pendant la guerre de Cent Ans, un temps où on imagine les sièges obsédés les commanditaires et les architectes.
En fait, cette longue guerre consacre la marginalisation des châteaux. Ils ne sont plus les principaux enjeux militaires. À la place, les villes suscitent les convoitises. Rappelez-vous par exemple comment les armées françaises et anglaises se focalisent sur Orléans en 1429 au début de l’épopée de Jeanne d’Arc. Au XVe siècle, le perfectionnement de l’artillerie à poudre condamne définitivement le château fort en tant que puissance militaire. Les boulets en fer peuvent tailler brèche dans les murailles.
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Dans ces conditions, les propriétaires de châteaux se contentent de disposer de capacités défensives suffisantes pour écarter une petite bande de brigands. Face à un adversaire pourvu de canons (le roi de France et le duc de Bourgogne principalement), ils reconnaissent leur impuissance.
Quelques châtelains hors-jeu
Cette démilitarisation n’est pas générale dans le royaume. Certains princes et riches personnages croient encore en l’intérêt du château fort. D’abord le duc de Bretagne. Il craint que le roi de France lui ravisse son duché. Contre cette menace (justifiée), il renforce ses châteaux de Fougères, Guingamp… En vain.
Pour Bernard Salviati, le château fort n’est pas encore mort. En 1520, ce banquier florentin demande l’autorisation au roi, François Ier, de relever son château de Talcy (près de Blois) et de le fortifier en « murs, tours, créneaux, barbacanes canonnières, mâchicoulis… » Drôle d’idée à une époque où s’élèvent, non loin, les aimables châteaux de la Loire. C’est « pour la sûreté de sa personne », se justifie-t-il. Vraiment ? Cela fait plusieurs dizaines d’années que le royaume est pacifié et sécurisé. Les guerres féodales, entre seigneurs, sont terminées. Plus certainement, l’Italien essaie de s’anoblir en possédant une demeure d’aspect médiéval. Si l’habit peut faire le moine, le château fort peut faire le noble.
Défenses d’opérette
En dehors de ces exceptions, les multiples châteaux qui sont relevés ou créés à l’issue de la guerre de Cent Ans renoncent partiellement à leur capacité défensive. Plus que des forteresses, ce sont des « maisons fortifiées » selon l’expression de Louis Hautecoeur, historien de l’architecture.
Les bâtisses conservent des tours rondes, parfois une poterne, et quelques ouvertures pour tirer sur les importuns à l’arquebuse voire au canon. Mais qu’on ne s’y trompe pas, elles sont presque aussi inoffensives que le château d’Eurodisney. Les dispositifs défensifs sont en partie des symboles. Dans certains lieux, on peut même parler de fausses fortifications. À Langeais, le château que commande Louis XI porte bien des mâchicoulis, mais ils ne sont pas fonctionnels.
Leurs propriétaires ont conscience de l’incapacité de leur résidence à soutenir un siège. En même temps, ils ont bien du mal à se défaire du modèle du château fort. L’appareil militaire continue à « véhiculer une idée de force, de puissance » (Philippe Durand). D’où la persistance d’éléments obsolètes.
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Le chant du cygne vient de Madrid
Chambord démontre ces résistances. Le plus imposant des châteaux de la Loire s’organise autour d’un donjon.
Il faut attendre quelques années pour que François Ier ose s’affranchir totalement de la forteresse médiévale. Il revient alors de 13 mois de captivité en Espagne, après avoir été fait prisonnier à l’issue de la bataille de Pavie. Disons que ce long séjour forcé lui a donné le temps de réfléchir. Dans le bois de Boulogne, à partir de 1527, le roi de France bâtit le château de Madrid. C’est une révolution architecturale : la construction ressemble à une grosse villa.
Toutefois, ayons conscience des limites de cette évolution. Ailleurs, dans des seigneuries beaucoup plus modestes, les nobles continuent à mener une vie austère et inconfortable dans des châteaux forts qu’ils n’ont pas la capacité financière de reconstruire ou de réaménager. Le château de plaisance n’a pas partout triomphé du château fort.
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