À l’image de Notre-Dame de Paris, la majorité des cathédrales gothiques sont des œuvres anonymes. Est-ce un problème de sources ? Leurs architectes étaient-ils des héros très discrets ?
L’abbé Suger est célèbre pour avoir rebâti la basilique Saint-Denis vers 1130-1140. Dans plusieurs écrits, il narre son action et les principes qui l’ont guidé sur ce chantier, un des premiers de l’architecture gothique. Par exemple, nous apprenons ses difficultés pour trouver le bois de charpente. Nous savons qu’il payait un orfèvre pour l’entretien des ornements en or et en argent. Nous découvrons son attention à faire scintiller l’intérieur de l’édifice par les vitraux.
Malgré ce contenu varié, Suger ne nomme jamais l’architecte ; pire, il ne donne aucune indication sur son travail et son rôle. Qu’en est-il sur les autres grands chantiers gothiques ?
Les architectes fantômes
À Amiens, nous connaissons les trois architectes successifs de la cathédrale Notre-Dame : Robert de Luzarches, Thomas et Renaud de Cormont sont en effet figurés sur le dallage en forme de labyrinthe. Le cas est exceptionnel, car à Chartres, à Paris, à Bourges, à Strasbourg, les architectes qui ont lancé la construction des cathédrales gothiques restent des énigmes.
Première hypothèse : il n’y en avait pas. Mais il est difficile de croire que des monuments aussi grands et complexes s’en soient passés. On imagine mal Suger ou les évêques avoir les multiples compétences indispensables : concevoir un projet, dessiner des plans, gérer l’approvisionnement des matériaux, recruter la main-d’œuvre, coordonner l’intervention des corps de métier, établir des phases de chantier, transmettre les instructions aux ouvriers…
Non pas que le clergé était incapable pour accomplir certaines de ces tâches (on connaît des moines bâtisseurs et des évêques impliqués dans la conception du projet). Mais cela fait beaucoup pour un homme qui avait des fonctions religieuses plus nécessaires.
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Deuxième hypothèse plus vraisemblable : un architecte a bien été embauché mais les chroniqueurs n’ont pas jugé important de le mentionner. Mais alors pourquoi ?
Un problème de sources ?
Les historiens du Moyen Âge se désolent toujours des sources : soit elles ont disparu (et les noms d’architectes avec) ; soit elles ne sont pas aussi bavardes ou claires que l’on espérerait.
À la place de l’architecte, des chroniqueurs, en bons courtisans, préfèrent mettre en avant l’homme le plus puissant, autrement dit le commanditaire. À eux revient la gloire de la construction. Si bien qu’aujourd’hui les maîtres d’ouvrage nous sont presque tous connus plusieurs siècles après leur mort.
Où sont passés les architectes ? Parmi les documents survivants, il n’est pas toujours facile de les identifier. Déjà parce que le mot « architecte » est très rarement employé au Moyen Âge. Le chef de chantier se cache derrière des expressions variées et parfois vagues : maître d’œuvre, maître maçon, maître tailleur, ou simplement maçon (je vous épargne les noms véritables en latin).
Heureusement, la moisson des historiens s’améliore au fil des siècles. Nous disposons par exemple de quelques contrats d’embauche. Ainsi, Jean Deschamps s’accorde en 1286 avec l’Œuvre de la cathédrale de Narbonne sur sa rémunération : 3 sous par jour travaillé, un manteau et 100 sous par an pour l’entretien de la maison qu’il loue. Les premières comptabilités de chantier apparaissent ensuite.
Bref, pour la fin du Moyen Âge, grâce à une multiplication des documents, nous connaissons beaucoup d’architectes. Avant le XIIIe siècle, le peu de mentions se comprendrait par le manque de sources ou leur laconisme.
Cependant cet argument ne résout toujours pas le cas de Saint-Denis (qui certes n’était pas une cathédrale mais une abbatiale). Car, déjà dit, Suger nous a laissé un témoignage écrit assez long. Comment expliquer le silence de l’abbé ?
Une profession méprisée ?
A la suite de l’historien de l’art Alain Erlande-Brandenburg, on peut se demander si Suger ne pèche pas par orgueil. Ravi de sa nouvelle abbatiale, il ne souhaite pas partager le mérite de la construction avec quiconque. Sous sa plume, l’architecte est donc laissé dans l’ombre.
Cette attitude reflète peut-être un certain mépris pour la profession. À la base, l’architecte est souvent un tailleur de pierre ou un sculpteur. Son domaine relève de ce qu’on appelle dans l’Antiquité et au Moyen Âge les arts mécaniques, c’est-à-dire les savoirs manuels. Leur exercice implique de se fatiguer, de se salir. D’où une dévaluation de ces activités par certains clercs.
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En même temps, l’architecte ne se contente pas de surveiller l’empilement des blocs de pierre. Il faut tracer des arcs et des voûtes. Il faut dessiner des plans complexes au sol et en élévation. Il faut réaliser des gabarits, c’est-à-dire des pièces de bois indiquant aux ouvriers le profil d’une pierre. Bref, un architecte doit maîtriser la géométrie, un art libéral, c’est-à-dire intellectuel et donc plus valorisé.
En fin de compte, l’architecte se trouve dans une position moyenne dans la hiérarchie des savoirs. Peu à peu, sa place s’élève, comme en témoignent plusieurs indices.
Honneurs et privilèges pour certains architectes
À l’inverse apparemment de Suger, d’autres ecclésiastiques admirent le travail des architectes. Au XIIIe siècle, l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés accorde à Pierre de Montreuil, auteur d’une chapelle pour les moines, le droit d’être inhumé dans l’église. L’épitaphe le célèbre comme « docteur ès pierres » (doctor lathomorum). Ce grade universitaire fictif lui a sûrement été conféré par les moines, admiratifs devant son savoir technique.
Un manuscrit du XIIe siècle s’enthousiasme pour Lanfranc, architecte de la cathédrale de Modène en Italie : l’auteur le qualifie d’« artisan merveilleux et bâtisseur époustouflant » (là aussi je vous dispense de la formule latine d’origine). Ainsi quelques noms ressortent des brumes de l’histoire médiévale.
La réputation de certains architectes est telle qu’ils sont recrutés à l’international comme certains de nos footballeurs. Vers 1340, Matthieu d’Arras travaille sur le chantier du palais des papes à Avignon lorsqu’il est appelé par le futur empereur germanique Charles IV de Luxembourg à Prague. Là-bas, il est chargé de la construction de la cathédrale gothique. Un buste installé dans l’église atteste de son importance.
Ceux qui travaillent de la langue
Matthieu d’Arras appartient-il à cette élite d’architectes qui, à partir du XIIIe siècle, semble arrêter de se salir ? Leur activité se limite à la partie intellectuelle : ils conçoivent les plans ou les dessins des différents éléments mais interviennent rarement sur le chantier, si ce n’est pour vérifier sa bonne marche. Sur place, l’autorité quotidienne est laissée à un contremaître ou un appareilleur. Un peu comme un grand architecte aujourd’hui, à l’instar de Jean Nouvel.
L’architecte italien Leon Battiste Alberti (1404-1472) théorise cette séparation : d’un côté, il y a que ceux qui font l’ouvrage, de l’autre, ceux qui créent l’œuvre dans leur tête et sur parchemin. Lui-même se range dans la seconde catégorie.
Cependant, selon l’historien Philippe Bernardi, la plupart des architectes appartiennent à la première, celle des conducteurs de travaux. La spécialisation concerne seulement quelques « stars » du bâtiment. Leur renommée les préserve de l’anonymat. L’évolution n’a pas échappé à un critique du XIVe siècle :
« dans un grand édifice, il est de règle qu’il n’y ait qu’un maître principal, qui seulement ordonne par la parole ; rarement ou jamais il n’y met la main, et cependant il reçoit des honoraires plus forts que les autres. Ainsi, nombreux sont dans l’Église ceux qui touchent de gros bénéfices et ne travaillent que de la langue ».
Anonyme cité dans cet article de Marcel Aubert sur l’architecte
Architecte ou non, on en connaît tous, des travailleurs de la langue…
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