Bâtir une église : l’histoire d’une pierre

moi

Laurent Ridel

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Si je faisais parler une pierre à bâtir, que dirait-elle ? Comment raconterait-elle son histoire, de sa naissance dans la carrière à sa mise en place dans l’église en construction ? Chut, écoutons-la.

Tour de Babel en construction
Un chantier de construction au Moyen Âge (source : British Library, MS 35313, fol.34r)

Au fond d’une carrière

Je suis née d’un craquement. Au fond d’une carrière, je me suis détachée de la roche mère. Les carriers ont préparé l’accouchement. Ils ont aspergé d’eau des coins en bois, les ont enfoncés dans le banc calcaire. L’humidité les a  gonflés, faisant soudain éclater la pierre. Quelques coups de pic, et me voilà dégagée.

Les carriers me sortent de la galerie, portée sur un brancard. Moi, tenue depuis toujours dans l’obscurité, je découvre le soleil. Sous l’effet de ses rayons, je m’assèche, me durcis, me colore. Les tailleurs me prennent en main. Ils me dégrossissent selon le gabarit exigé par le maître-bâtisseur. Je suis façonnée en forme de cube.

Un voyage de trois jours m’attend jusqu’au chantier de l’abbaye où l’on me destine. Avec quelques autres pierres comme moi, nous sommes mises dans un chariot. Heureusement que nous avons été dégrossies, nous n’aurions pas pu tenir toutes dans le véhicule. Les bâtisseurs connaissent leur affaire.

Arrivée sur le chantier du monastère

L’attelage de chevaux conduit notre chariot à travers la campagne. Nous nous dirigeons non pas vers l’abbaye, mais vers le fleuve. Car il est beaucoup trop onéreux de continuer la route sur terre. La voie d’eau est plus économique. J’entends le charretier dire que mon prix sera tout de même multiplié par deux ou trois, à cause du transport.

Je vous épargne les embarquements et débarquements. Autant d’étapes où l’on me déplace avec douceur par crainte de me briser. Me voici donc arrivée au pied de l’abbaye en construction. Plus exactement l’église abbatiale. Son chœur est déjà debout : des couvreurs posent des ardoises sur la charpente. Par contre, la nef n’en est qu’aux premières assises. On distingue les bases des fenêtres.

Le chantier est animé : on entend les tailleurs frapper des blocs de pierre, on entend le forgeron marteler les outils à réparer. Plus loin, des ouvriers se hèlent afin de guider au mieux l’élévation d’une pierre.

Je suis déposée dans un coin du chantier. J’y découvre d’autres pierres qui ne me ressemblent pas. Elles proviennent d’autres carrières. Certains blocs sont beaucoup plus durs que moi. Ils habilleront les façades en raison de leur résistance aux intempéries. D’autres sont solides et très peu poreux. Ils occuperont les soubassements sans crainte des remontées d’eau. Moi, je me distingue par mon grain fin. C’est pour cette raison que les sculpteurs m’apprécient.

Vers le sommet de l’église

Justement, après m’avoir longtemps observée et tâtée, un sculpteur me choisit. Sur chacune de mes faces, il trace au charbon des lignes courbes. Autant de repères pour me donner ma forme définitive. Le marteau-taillant s’abat sur moi, encore et encore. L’artisan me retire de grosses parties, puis ses coups se font plus précis. À chaque frappe, une petite pluie de poussière blanche s’échappe de son outil. Au contraire d’un humain qui grandit au fil du temps, il semble que ma vie soit destinée à m’amincir.

Après deux jours à me façonner, le sculpteur recule et me regarde enfin d’un air satisfait. Je ressemble un peu à une araignée à grosses pattes. Une forme qui me distingue de toutes les autres pierres.

La plupart sont emportées par des manœuvres sur leurs épaules. Elles constitueront les murs de l’église. Quant à moi, je bénéficie d’un traitement spécial. Un treuil accroché à une poutre de la charpente me hisse directement au sommet du chœur. Je me retrouve à 20 m au-dessus du sol. À la croisée perpendiculaire de deux arcs se trouve une place béante. C’est là qu’on me pose. Je suis une clé de voûte, la pierre qui conclut le couvrement maçonné.

De ma position dominante, je verrais chaque fidèle, chaque curieux entrer dans l’église. Mais lequel se tordra le cou pour me regarder et admirer mon beau dessin ? Vous peut-être ?

Clé de voûte à Jumièges
Clé de voûte figurant un abbé. Abbaye de Jumièges.
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L’AUTEUR

Laurent Ridel

Ancien guide et historien, je vous aide à travers ce blog à décoder les églises, les châteaux forts et le Moyen Âge.

Ma recette : de la pédagogie, beaucoup d’illustrations et un brin d’humour.

Laurent Ridel

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