Admiratifs devant les églises, en particulier les cathédrales, nous sommes parfois perméables à certaines affirmations douteuses quant à leur édification. Préparez-vous à déconstruire quelques légendes sur la main-d’œuvre, l’avancée des chantiers, les matériaux et les techniques de construction.
Pensez-vous que :
- les grandes églises sont construites d’un seul jet ?
- elles sont toujours en pierre ?
- elles ont été bâties par une main-d’œuvre bénévole ?
- les bâtisseurs employaient des outils ingénieux comme la corde à 13 nœuds et la quine ?
- nous serions aujourd’hui incapables de construire une cathédrale ?
Démystifions ces croyances erronées ou à moitié vraies.
Idée 1 : Les grandes églises étaient construites d’un seul jet
Aujourd’hui nos gratte-ciel ou nos zéniths surgissent ainsi de terre. Au Moyen Âge, il faut souvent diviser le chantier en plusieurs campagnes de travaux pour construire l’intégralité de l’église. Déjà parce que le financement, insuffisant, n’offre de perspectives que pour quelques années. Ensuite advienne que pourra. Prudemment, les commanditaires, en collaboration avec les architectes, procèdent donc partie par partie. Par exemple, d’abord le chœur, puis la nef, enfin la façade. Parfois s’écoulent plusieurs générations entre les phases. Pire, certains monuments restent inachevés à l’exemple de la cathédrale de Narbonne, réduite à son chœur et à son transept.
En lisant les murs, vous vous rendrez parfois compte de ces étapes de construction. Par exemple, le style architectural de la nef diffère de celui du chœur. Observez notamment la décoration des chapiteaux, le tracé des arcs, le remplage des fenêtres… L’histoire du chantier se dévoile sous vos yeux.
Souvent l’ancienne église est remplacée par la nouvelle construction sur le même site. Dans ce cas, l’échelonnement est encore plus nécessaire : les bâtisseurs essaient le plus longtemps possible de conserver l’ancienne église afin de maintenir le culte le temps des travaux. Un casse-tête logistique.
Dans ce cas, les bâtisseurs optent souvent pour une stratégie ingénieuse : l’enveloppement. Le nouvel édifice, plus imposant, est construit autour de l’ancien jusqu’à sa nécessaire démolition. Ainsi se sont déroulés les chantiers de la cathédrale d’Elne et de l’abbatiale romane de Paray-le-Monial.
Sauf quelques monuments rondement menés, les cathédrales avaient donc l’apparence de monuments inachevés et composites pendant une large partie du Moyen Âge.
Depuis quelques dizaines d’années, les archéologues du bâti nous fournissent des informations encore plus précises sur l’avancée des chantiers. Au lieu de fouiller le sol, ils étudient chaque pierre ; ils sondent les mortiers ; ils repèrent chaque rupture dans les appareils. Tout ça pour en tirer une conclusion nouvelle : les bâtisseurs ne progressent pas toujours travée par travée (une travée consiste en l’espace entre deux piliers). Ils choisissent aussi la construction par niveau : on commence par les grandes arcades du rez-de-chaussée, puis, faute de financement, on ajoute un toit provisoire. Toit qu’on enlèvera quand on sera prêt à ajouter le deuxième niveau.
En réalité, les phases sont plus compliquées (désolé !). Elles associent avancement par travées, par niveau et par enveloppement
Les archéologues du bâti sont face à des Tetris de pierre. Ces complications n’ont peut-être qu’une seule raison, déjà évoquée : le souhait de maintenir l’ancienne église le plus longtemps possible.
Lire aussi : Les secrets des bâtisseurs du Moyen Âge
Idée 2 : Une église se construit en pierre
Non, je ne vais pas vous retourner le cerveau : cette affirmation est très largement vraie. Cependant, la brique, plus économique, lui fait parfois concurrence. En Occitanie, elle règne en maîtresse. Malgré son importance, la cathédrale d’Albi n’a pas dérogé à ce principe de construction régional.
Ne croyez pas que la brique soit une nouveauté dans le monde de la construction. Bien au contraire ! Déjà Rome appréciait ce matériau léger, facile à mettre en œuvre et résistant au temps. Elle ne craignait pas de l’utiliser pour des édifices prestigieux comme le Panthéon ou le forum de Trajan.
La brique ne s’arrête pas aux frontières de la France. Non, elle a conquis des régions pauvres en pierres calcaires : de la Belgique à la Pologne en passant par les Pays-Bas, le Danemark, le nord de l’Allemagne, sans oublier la plaine du Pô en Italie… En dépit de son impossibilité à être sculptée, les architectes allemands ont réussi à l’adapter à l’architecture gothique.
Le bois, matériau du pauvre, ne bénéficie pas d’une telle marque d’intérêt chez les bâtisseurs d’églises, sauf pour composer les charpentes. De toute façon, personne ne les voit, cachées sous les toits. Curieusement, en Champagne, entre Troyes et Saint-Dizier, se concentrent des églises à pan de bois. Caractéristique originale que n’ont pourtant pas suivie des régions à la tradition charpentée plus affirmée comme la Normandie et l’Alsace.
Idée 3 : Les cathédrales furent édifiées dans un grand élan populaire
« Dans mon diocèse [Avranches], c’est un spectacle extraordinaire, tout le monde, chevaliers, bourgeois et paysans, court à Chartres pour avoir l’honneur de travailler pour Notre-Dame [la cathédrale] », s’enthousiasme l’abbé Robert de Torigni au XIIe siècle.
On imagine des foules chantantes convergeant vers les villes, les bras chargés de pierres. L’image est belle, n’est-ce pas ?
S’il y a un grand engouement populaire pour construire les cathédrales, il est forcément limité dans le temps et dans les tâches. De tels chantiers nécessitent des compétences rares. Un paysan ne s’improvise pas tailleur de pierre ; le chevalier maîtrise sûrement beaucoup mieux le combat à l’épée que l’assemblage d’une charpente.
La construction d’une cathédrale est une affaire de professionnels, qu’on paie d’ailleurs assez bien pour ce travail : de l’architecte au fabricant de mortier, en passant par les maçons, les tailleurs de pierre ou les maîtres-verriers.
Alors, oui, peut-être que quelques bras vaillants, sans qualification, se sont joints à l’effort collectif, portant les matériaux ou creusant les fondations. Mais pour la plupart, ce travail était rémunéré. Eh oui, il fallait bien manger !
Les cathédrales sont davantage le fruit d’un travail d’experts que d’un élan populaire.
Idée 4 : Les bâtisseurs utilisaient des outils ingénieux comme la corde à 13 nœuds et la quine
J’avoue m’être fait prendre jusqu’à ce que Jean-Michel Mathonière, spécialiste des compagnonnages, me reprenne (gentiment).
Sur les chantiers de restauration historique, ou sur les reconstitutions d’ateliers, vous apercevrez parfois :
- Une quine, c’est-à-dire une sorte de règle divisée en 5 unités anthropiques : la paume, le palme, l’empan, le pied et la coudée. Ce qui est fascinant avec ce système de mesure c’est qu’on passe de l’une à l’autre en multipliant par le nombre d’or (environ 1,618) et qu’en additionnant deux unités consécutives, on obtient la suivante.
- Une corde à 13 nœuds. Grâce à ses nœuds régulièrement espacés, on obtient facilement des tracés d’angle droit, des arcs (plein cintre ou brisés). Voyez son fonctionnement en vidéo sur la chaîne Youtube du château de Guédelon.
À travers ces deux outils, opère la magie des mathématiques et de la géométrie. Le problème, relevé par Nicolas Gasseau, c’est l’absence de preuves anciennes de leur utilisation. On n’en voit jamais représentées sur les enluminures médiévales au contraire du compas, de l’équerre, de la règle et du fil à plomb (cherchez-les dans la miniature du Miroir historial, quelques paragraphes plus haut). L’idée d’une corde à 13 nœuds n’est avancée qu’à l’époque où on invente à peu près les premiers avions, c’est-à-dire en 1900 !
Jean-Michel Mathonière renchérit en pointant l’imprécision de la corde à nœuds (selon l’humidité, elle s’allonge ou se rétrécit. Autant utiliser un compas) et le manque de praticité de la quine (ses unités de mesure ne correspondaient pas aux mesures de longueur employées à l’époque, d’où la nécessité d’une conversion).
Les artisans d’aujourd’hui s’illusionnent parfois sur leurs outils qu’ils pensent remonter à un temps immémorial.
Lire aussi : Le nombre d’or dans les églises : faut-il y croire ?
Idée 5 : On ne saurait plus construire de cathédrales aujourd’hui
C’est la petite phrase que j’entends chez certains touristes émerveillés par ces monuments qui défient le ciel.
Soyez rassurés : les compétences des maçons, des tailleurs de pierre, des charpentiers du Moyen Âge ne se sont pas évanouies dans les brumes du temps. Car depuis l’âge d’or — le fameux temps des cathédrales -, on n’a jamais complètement arrêté d’en construire ou d’en reconstruire.
Pensez à la cathédrale d’Orléans. Pendant les guerres de Religion, les protestants la laissent en ruines après l’avoir minée à l’explosif. Mais au lieu de baisser les bras, les bâtisseurs du XVIIe siècle relèvent le défi, reprenant les principes de l’architecture gothique pour reconstruire l’édifice dans toute sa splendeur. Et le résultat est là, sous nos yeux ébahis : une cathédrale qui semble tout droit sortie du Moyen Âge, mais qui a été façonnée à une époque où on construisait et agrandissait le château de Versailles.
Pensez également aux restaurations menées au XIXe siècle par l’architecte Viollet-le-Duc. À Notre-Dame de Paris, à la Sainte-Chapelle, à Clermont-Ferrand, il a démontré le maintien des savoir-faire.
Et aujourd’hui, que reste-t-il de cet héritage millénaire ? Le chantier de restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris (2019-2024) démontre que nous n’avons pas à nous lamenter. Non seulement les artisans ont réussi à recomposer la voûte crevée par la chute de la flèche mais ils ont recomposé la charpente en reprenant les techniques médiévales. Les compétences sont toujours là, enseignées chez les compagnons du Devoir, dans les lycées professionnels ou les écoles de formation. L’architecture médiévale, loin d’être un savoir perdu, est une tradition qui se perpétue.
Dites-moi en commentaire si vous étiez sensibles à l’une des 5 idées reçues. Les questions sont bienvenues.
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