Mathieu Lours a visité et étudié toutes les cathédrales de France. C’est donc l’homme à écouter si l’on veut connaître les monuments les plus intéressants et suivre leur histoire du Moyen Âge à nos jours.
Si vous lisez régulièrement ce blog, vous connaissez sûrement mon défi de visiter l’ensemble des cathédrales de la France métropolitaine. Quelle chance de discuter avec Mathieu Lours, un chercheur qui a justement réalisé ce rêve ! Auteur du Dictionnaire des cathédrales, ce spécialiste de l’architecture religieuse raconte donc son aventure et dévoile ses monuments préférés et parfois méconnus. Contrairement à une idée reçue, leur histoire ne s’arrête pas au Moyen Âge.
Laurent Ridel : Racontez-nous la naissance de votre Dictionnaire des cathédrales, publié en 2008 et réédité en 2018 ?
Mathieu Lours : Ma thèse soutenue en 2006 traitait des cathédrales [NDLR : publiée aux éditions Picard sous le titre « L’autre temps des cathédrales : Du concile de Trente à la Révolution »]. Je me suis rendu qu’aucun livre français grand public ne faisait l’inventaire des cathédrales. J’ai soumis l’idée à l’un de mes directeurs de thèse, Alain Erlande-Brandenburg, qui m’a recommandé les éditions Gisserot. Ils ont accepté. Il me manquait toutefois des informations et des photos.
C’est à ce moment que vous avez commencé votre tour de France des cathédrales…
J’avais commencé dès le début de ma thèse, en 2000. Mais, en juillet 2006, avec un ami photographe (Patrice Yakan), nous avons parcouru la France en voiture. Nous avons visité et photographié les cathédrales qui nous manquaient. Un voyage de 8000 km.
Vous recensez dans votre dictionnaire plus de 170 cathédrales. C’est étonnant car, en vertu du principe « une cathédrale par département », on devrait arriver plutôt à 100…
J’ai compté tous les édifices catholiques qui sont ou qui ont été cathédrales [NDLR : Grasse, Toul, Saint-Omer, Laon…] S’y ajoutent toutes les églises orthodoxes canoniques et orientales canoniques et la seule cathédrale anglicane de France (la cathédrale américaine, rue Georges V, à Paris)
Comment vous prépariez-vous à une visite de cathédrale ? Comment l’exploriez-vous ?
En amont, je me documente. Je commence par lire des monographies assez brèves ou les notices du Dictionnaire des églises de France puis j’approfondis certains points dans des monographies plus longues. Arrivé sur place, je hiérarchise : la cathédrale vue de loin, son inscription dans l’espace urbain, l’extérieur, la vue générale du vaisseau intérieur. Puis je fais le tour des bas-côtés et du déambulatoire. Je m’approprie le monument. Enfin, je m’arrange pour monter dans les parties hautes (clocher, charpente, orgue) dès que j’ai trouvé la personne qui a la clé.
Après avoir visité toutes ces cathédrales françaises, quel est votre monument préféré ?
Les cathédrales de Bourges et de Laon sont très originales dans leur conception. La première est géniale par l’emboîtement des espaces, l’élancement des piles et le système de contrebutement. Elle est tellement complexe qu’elle n’a pas vraiment fait école, comparée à Chartres. Quant à Laon, sur son piton rocheux, c’est une sorte d’acropole médiévale. Dans sa structure, c’est une poésie du vide.
Considérez-vous qu’il y a des cathédrales sous-estimées, méconnues ?
Je me suis attaché à ces petites cathédrales installées dans de petites villes : Vabres, Senez… J’aime les cathédrales forteresses comme Lodève, Elne ou Maguelonne. Cette dernière est une cathédrale solitaire sur son île. Je trouve cela poétique.
Mon intérêt se porte aussi sur les édifices transformés, traumatisés par l’histoire comme à Verdun, qui a perdu deux de ses tours, qui a été remaniée aux XVIIe et XVIIIe siècles.
De même, je trouve la cathédrale Saint-André-de-Bordeaux passionnante. L’archéologie du bâti de la nef nécessite une intelligence des formes et des strates, du XIIe au XVIe siècle. J’aime bien aussi cette ambition de construire une cathédrale avec un campanile et quatre tours. La façade sur le transept est complètement atypique. Le monument est colossal.
On a souvent tendance dans l’art français à sous-estimer les édifices inachevés ou composites, comme si l’unité de style était un critère de jugement esthétique. En fait, voir le chantier se faire, repérer les stratifications, comprendre comment s’emboîtent les différentes époques, ce côté processuel me fascine.
Vous ne voyez pas seulement les cathédrales d’un point de vue artistique ou archéologique…
J’ai aussi une approche fonctionnelle des cathédrales. L’architecture sépare les clercs et les laïcs ; elle centralise le lieu de célébration de l’eucharistie. Elle crée des parcours, des circuits pour guider les fidèles vers telle relique ou telle dévotion. Où se placent les corps constitués, les simples fidèles, le clergé ? Dans une cathédrale, le social et le sacré se rencontrent. Soit l’architecture contraint ces parcours, soit elle les épouse.
Quelle est la plus ancienne cathédrale de France encore conservée en élévation ?
Nous conservons en Provence des baptistères [NDLR : édifices chrétiens dédiés au baptême dans les premiers temps du christianisme] du IVe ou du Ve siècle comme Riez, Aix ou Fréjus. En ce qui concerne les édifices cultuels, la nef de Beauvais, la Basse-Œuvre, est sûrement l’ensemble maçonné le plus anciennement conservé de bas en haut. Elle date d’avant l’an 1000.
Beaucoup de livres sur les cathédrales insistent sur l’âge d’or des cathédrales, c’est-à-dire l’époque de leur construction aux XIIe et XIIIe siècles principalement. Vous vous êtes plutôt intéressé aux époques postérieures. Que se passe-t-il pour les cathédrales après le Moyen Âge ? Quelles sont les étapes de leur évolution ?
L’ensemble des cathédrales bénéficient de travaux de restauration et d’entretien. Ces chantiers posent la question du travail sur le gothique. Prenez la cathédrale d’Orléans qui est en grande partie détruite par le prince de Condé, un Protestant, en 1568. On la reconstruit en gothique pour s’accorder avec les parties subsistantes. Les travaux s’étalent sur le XVIIe, XVIIIe et le début du XIXe siècle. Elle fait donc un pont entre le gothique et le néogothique.
À cette période, il y a aussi la nécessité de réaménager les autels, suite au concile de Trente, de façon à les mettre aux normes de la nouvelle célébration de la messe. L’autel est rendu visible de tous les points du monument ; on supprime le jubé [NDLR : clôture établie entre eux le chœur et la nef, surmontée d’une tribune, accessible par des escaliers, à partir de laquelle est élue l’épître et l’Évangile].
Autre transformation : on monumentalise l’autel : c’est la mode des baldaquins [NDLR : structure portée par des colonnes et coiffant l’autel]. A Verdun, un chanoine fantaisiste a financé un baldaquin copié sur celui de Saint-Pierre de Rome, une œuvre du Bernin.
Les cathédrales se transforment donc tout au long de leur histoire…
Les cathédrales fonctionnent comme une machine qui est à la fois mémorielle et cultuelle. Les cathédrales ont une capacité à s’adapter à leur temps, tout en tenant compte de l’ancien. Dans une cathédrale gothique, l’art du XVIIe, du XVIIIe et du XXe siècle entrent en dialogue avec l’héritage médiéval.
Construit-on des cathédrales après le Moyen Âge ?
Oui, on en construit là où les guerres de religion ont détruit les cathédrales précédentes, donc essentiellement dans le sud.
On en construit là où l’on fonde de nouveaux diocèses, face au protestantisme. A La Rochelle par exemple.
À la fin de l’Ancien Régime, on propose des reconstructions de monuments qui menacent ruine comme la cathédrale de Rennes. On a même un projet de reconstruction d’une cathédrale à Paris en remplacement de Notre-Dame. En 1781, Etienne-Louis Boullée propose un projet de basilique métropolitaine pour Paris. On aurait rasé toutes les églises de l’île de la Cité ; on aurait fait de Notre-Dame l’église paroissiale de l’île de la Cité, et on aurait construit une énorme cathédrale, soit à l’emplacement de la place Dauphine, soit ailleurs dans Paris. Bref on a des projets de construction jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.
Récemment, la restitution des enduits intérieurs de la cathédrale de Chartres et le projet de reconstruction de la flèche de la basilique Saint-Denis ont provoqué des polémiques mondiales. Quel est votre avis sur ces deux chantiers ?
Je suis favorable. Les monuments historiques, les cathédrales notamment, ont toujours fonctionné par défi. A partir du moment où c’est techniquement faisable, à partir du moment où on ne nuit pas à l’ancien ou à la lisibilité du monument, tentons.
Rappelons que la flèche de Saint-Denis à construire correspond à l’ancienne flèche démontée provisoirement en vue de la réédifier. Quant aux enduits de Chartres, il s’agit du premier enduit de la cathédrale achevée. Ce n’est pas comme si on disait : « tiens, si on la peignait en ocre ! » La cathédrale n’est pas un fossile, c’est vivant, ce n’est pas le Parthénon. Il y a un culte. L’aspect de l’intérieur a un enjeu sur la vie de l’édifice.
Né en 1974, Mathieu Lours est professeur en histoire de l’art en classes préparatoires aux grandes écoles et enseignant en histoire de l’architecture à l’université de Cergy-Pontoise. Il est spécialisé dans l’architecture médiévale et moderne religieuse. Parmi ses livres, citons le Dictionnaire des cathédrales, Architectures sacrées, Saint-Sulpice : l’église du Grand Siècle… Il a coécrit Cathédrales d’Europe (avec Alain Erlande-Brandenburg) et dirigé Paris et ses églises du Grand Siècle aux Lumières…
Si vous avez lu le Dictionnaire des cathédrales, donnez votre appréciation en commentaire.
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