Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) est probablement le plus célèbre architecte du XIXe siècle. Un architecte original puisqu’il a plus rebâti que bâti. Dès son époque, sa méthode de restauration suscite des remous. À l’exemple de la cathédrale de Paris, elle en suscite encore.
Au début de l’année 1840, la basilique de Vézelay, située en Bourgogne, est triste à voir : ses voûtes sont trouées, ses murs, mangés par la végétation, menacent de s’effondrer. L’état de l’église est jugé « désespéré ». C’est alors que Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, confie à Eugène Viollet-le-Duc, 26 ans seulement, la mission de restaurer l’édifice. Une décision a priori déconcertante.
Un débutant au profil rare
Selon nos critères modernes, le CV du jeune homme fait en effet pâle figure. Viollet-le-Duc n’est pas officiellement architecte ; il a refusé d’intégrer l’École des Beaux-Arts et n’a aucune expérience dans la restauration de monuments. Vézelay, c’est son premier chantier !
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Prosper Mérimée agit-il par favoritisme ? Un peu, Viollet-le-Duc est un ami. Mais l’inspecteur le choisit surtout au regard de ses talents exceptionnels. Depuis 6 ans, les deux hommes parcourent la France des églises, des abbayes et des châteaux. Pendant que Mérimée juge si les édifices méritent d’être classés, Viollet-le-Duc les dessine et les étudie en scientifique. Résultat, en 1840, il est sûrement l’un des meilleurs connaisseurs de l’architecture médiévale en France.
Un profil rare car à cette époque, les élèves sortis de l’École des Beaux-Arts sont formatés dans l’amour et la connaissance du style classique, hérité de l’Antiquité ; le Moyen Âge gothique et roman, jugé barbare, n’a pas de place dans le cursus.
Mais, en mettant le pied à l’étrier à son ami, Prosper Mérimée n’a-t-il pas fait entrer le loup dans la bergerie ? Il laisse les manettes à un homme qui a une conception de la restauration opposée à la sienne.
La restauration selon Viollet-le-Duc
Prosper Mérimée est favorable aux restaurations discrètes : celles qui se contentent de réparer sans essayer de restituer des parties disparues. Déjà, à Vézelay, Viollet-le-Duc prend quelques libertés qui déplaisent à son chef. Sur les chantiers suivants, le jeune architecte laisse éclater la singularité de sa doctrine sur la restauration des monuments historiques. Elle se résume en une célèbre citation :
« Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ».
Dictionnaire raisonnée de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, tome 8, art. restauration
Cette phrase a fait couler beaucoup d’encre. Elle explique pourquoi son œuvre fut tant controversée.
Dans l’esprit de Viollet-le-Duc, une restauration réussie doit recréer l’état idéal d’un monument. Qu’importe s’il faut dans ce but démonter des parties parce qu’elles « jurent » avec cette image parfaite. Qu’importe s’il faut reconstituer des parties disparues qu’on connaît mal. Un palais médiéval a été modifié au XVIIe siècle ? Selon la doctrine de Viollet-le-Duc, supprimons les modifications du XVIIe siècle. Une façade de cathédrale a perdu une de ses tours ? Restituons-la, même si nous risquons de nous tromper sur son architecture exacte. Qu’importe, du moment que le monument retrouve son éclat et son unité de style.
Un tel programme effraie un architecte contemporain : « il y a de quoi faire frémir tous les admirateurs du Moyen Âge ». Or, il ne sait pas encore que Viollet-le-Duc irait plus loin.
« La restauration créative »
En 1843, l’État organise un concours pour la restauration de Notre-Dame de Paris, alors en mauvais état. Le projet de Jean-Baptiste Lassus associé à Eugène Viollet-le-Duc est choisi. Les deux hommes sont d’accord pour ne pas suivre à la lettre le prudent dossier qu’ils ont rédigé.
Ils ne se contentent pas de remplacer les mauvaises pierres, de consolider les contreforts ou les roses. Sur la façade, ils reconstituent des sculptures disparues, notamment la galerie des rois. Ça ne leur suffit pas. Surtout le second, Viollet-le-Duc, devenu unique maître du chantier après la mort de Lassus. À Notre-Dame, il reconstitue la flèche à la croisée des toits : elle est plus haute que l’ancienne et surtout sa base est ornée de statues, une disposition inédite dans l’architecture médiévale. L’audace de Viollet-le-Duc s’exprime aussi par la multiplication de chimères aux étages. Notamment la fameuse stryge. Or, la cathédrale du Moyen Âge était dépourvue de ce bestiaire monstrueux.
Bref, l’inventif Viollet-le-Duc façonne la cathédrale de ses fantasmes. « De la restauration créative » comme le résume l’historien de l’art Arnaud Timbert. Bientôt, Napoléon III donne à Viollet-le-Duc l’occasion de bâtir le château de ses rêves : l’empereur lui confie la restauration de Pierrefonds, palais-forteresse ruiné du XIVe siècle. Ravi, Viollet-le-Duc en imagine les moindres détails architecturaux, la peinture décorative des murs et le mobilier. L’écrivain Anatole France se moque de l’« énorme joujou » entre les mains du restaurateur. Le résultat ressemble-t-il à un château du Moyen Âge ? À vrai dire, il s’intégrerait plus facilement dans la saga Harry Potter que dans un film sur Jeanne d’Arc !
Malgré les critiques, l’État, à travers la commission des monuments historiques, soutient globalement ce travail. En témoignent les nombreux autres chantiers qu’on lui confie, chacun assorti de crédits élevés : basiliques Saint-Sernin de Toulouse et de Saint-Denis, remparts de Carcassonne et d’Avignon, cathédrales d’Amiens, de Clermont-Ferrand… Viollet-le-Duc intervient sur des monuments fondamentaux du patrimoine français. Ses admirateurs estiment qu’il les a sauvés de l’effondrement ou les a embellis. Ses détracteurs lui reprochent d’avoir eu la main lourde : ses interventions modifient tellement les monuments qu’ils appartiennent autant au Moyen Âge qu’au XIXe siècle.
Une fin de carrière en Suisse
Les dernières années de Viollet-le-Duc sont paradoxales. Ses idées remportent un succès en France et à l’étranger. Des architectes (Abadie, Boeswillwald) suivent ses pas à la fin du XIXe siècle. En revanche, il est boudé par les gouvernements de la toute jeune IIIe République. Bien que Viollet-le-Duc se soit rallié au nouveau régime, on se méfie tout de même. Un homme dont la carrière a été portée par la Monarchie de Juillet puis par le Second Empire peut-il vraiment être républicain ?
Marginalisé dans son pays, Viollet-le-Duc est par contre courtisé en Suisse. Le canton francophone de Vaud l’appelle pour poursuivre la restauration de la cathédrale gothique de Lausanne. Cet exil volontaire convient à cet amoureux de la montagne. À Lausanne, Viollet-le-Duc applique sa doctrine habituelle : redonner une homogénéité stylistique au monument. La localisation de ce dernier chantier explique que le célèbre restaurateur meurt dans son chalet lausannois à l’âge de 65 ans.
Les théories de Viollet-le-Duc se gondolent à Venise
Aujourd’hui, Viollet-le-Duc serait sûrement interdit d’exercer. En 1964, les architectes et les techniciens des monuments historiques se réunissent à Venise et y signent une charte, la charte de Venise. Ce document consacré à la déontologie de la restauration donne des coups d’épée à la théorie violet-leducienne (l’adjectif existe !) :
- Article 9 : « la restauration s’arrête là où commence l’hypothèse ». Traduction : la restauration se limite aux parties bien connues d’un monument. Elle ne doit pas inventer les parties disparues.
- Article 11 : « Les apports valables de toutes les époques à l’édification d’un monument doivent être respectés, l’unité́ de style n’étant pas un but à atteindre au cours d’une restauration. ».
Ironiquement, ce sont ces deux articles qui devraient assurer la reconstruction à l’identique de la flèche coiffant Notre-Dame de Paris et consumée dans l’incendie de 2019. Car, d’une part, cette flèche est un apport valable du XIXe siècle ; d’autre part, elle est suffisamment connue par des plans et des photos pour que les restaurateurs puissent la reproduire fidèlement sans verser dans l’hypothèse. La charte de Venise, qui condamne les méthodes de Viollet-le-Duc, sauvera son œuvre.
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