Maintes fois photographiée ou dessinée, cette célèbre statue est devenue l’emblème de la cathédrale et même de Paris. Qui est cette stryge pensive ? Pour le savoir, convoquons Viollet-le-Duc, Victor Hugo et un artiste fou.
Sous la monarchie de Louis-Philippe (1830-1848), l’état détérioré de Notre-Dame de Paris inquiète. Des arcs-boutants menacent de s’écrouler et donc toute la structure. Les jeunes architectes Viollet-le-Duc, 30 ans, et Lassus, 37 ans, remportent le concours pour sa restauration.
Assez rapidement, Viollet-le-Duc ajoute sa touche de fantaisie. Dès 1849, il envisage de transformer le passage au pied des tours en une « galerie des chimères ».
Avant de poursuivre, une mise au point de vocabulaire s’impose. Ne confondez pas les chimères et les gargouilles. Toutes ont pour point commun leur monstruosité ; par contre, la chimère ne crache pas d’eau. Sa fonction est uniquement décorative.
Pour la galerie des chimères, Viollet-le-Duc commande la création d’une cinquantaine de statues. Parmi elles l’énigmatique stryge.
Viollet-le-Duc s’amuse
La copie d’un dessin préparatoire le prouve : Eugène Viollet-le-Duc a lui-même dessiné la « bête ». Sa matérialisation dans la pierre est probablement à mettre au crédit d’un sculpteur actuellement oublié, Victor Pyanet.
Les deux hommes n’anticipent pas la portée de leur œuvre. Du sol, la sculpture est presque invisible. Il faut monter dans les étages pour l’apercevoir. À la différence d’aujourd’hui, peu de touristes ont ce privilège.
À cette hauteur peu accessible, Viollet-le-Duc s’autorise une récréation. Les 54 statues sont le fruit de son imagination. Il ne restaure pas ; il crée. Jamais, il ne semble y avoir eu de statues à cet étage. Jamais on n’a sculpté de telles créatures. Elles ne sont ni médiévales ni des copies d’œuvres médiévales ! Pour connaître d’autres opérations discutées de Viollet-le-Duc, lisez cet article : Viollet-le-Duc, le sauveur controversé des monuments français.
Sur l’initiative de son architecte-restaurateur-inventeur, la cathédrale s’orne d’œuvres diaboliquement horribles, dont la stryge. Que représente-t-elle ?
Un démon pensif
Dotée d’ailes et de cornes, la stryge représente à coup sûr un diable. Jusqu’ici rien de surprenant. On sait qu’au Moyen Âge, les commanditaires ne demandaient pas que des saints sur les églises. Satan et les démons avaient aussi leur place, comme je vous le montrais, il y a quelques mois, dans une vidéo.
Mais cette sculpture de Viollet-le-Duc ne ressemble à aucun exemple médiéval.
Appuyé sur la balustrade, le personnage semble contempler le panorama sur la capitale. Aucune menace pour nous qui le regardons. À l’encontre des images du Moyen Âge, ce démon ne torture pas, ne ricane pas ou n’effraie pas. Avec sa langue tirée, il nous apparaît même facétieux. Comme Einstein sur sa célèbre photo noir et blanc.
Où diable Viollet-le-Duc a-t-il trouvé l’inspiration d’une figure aussi originale ?
L’historien de l’art et canadien Michael Pantazzi pense la localiser dans une chapelle de Florence. Là-bas, une peinture murale représente un diable dans une position assez proche. Or, en 1836, Viollet-le-Duc est bien passé par cet endroit.
Je vous laisse juge de ce rapprochement. Pour ma part, le principal manque : la posture contemplative du diable. Cherchons ailleurs.
L’esprit de Victor Hugo plane sur la stryge
Quand les chimères sont installées sur la cathédrale, cela fait vingt ans environ qu’est sorti le roman Notre-Dame de Paris. Viollet-le-Duc l’a très certainement lu tant Victor Hugo et lui partagent la même fascination pour l’architecture gothique.
Or, comme le remarque l’historienne de l’art Ségolène Le Men, certains personnages du roman font écho aux chimères. On pense immédiatement au hideux Quasimodo.
Toute sa personne était une grimace. Une grosse tête hérissée de cheveux roux, entre les deux épaules une bosse énorme […] un système de cuisses et de jambes si étrangement fourvoyées qu’elles ne pouvaient se toucher que les genoux […] de larges pieds, des mains monstrueuses.
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831
Bien sûr ce portrait du sonneur de cloches ne ressemble pas à la stryge. Mais il en a l’esprit. Le XIXe siècle est fasciné par les monstres, les êtres grotesques et démoniaques.
Plus qu’à Quasimodo, la stryge rappelle un autre personnage de Notre-Dame de Paris, Frollo, le sinistre archiprêtre amoureux d’Esmeralda. Dans les dernières pages du livre, Frollo monte dans la tour nord. Intrigué, le bossu le suit silencieusement. Jusqu’à ce que le prêtre s’arrête sur le balcon de la cathédrale.
Le prêtre lui tournait le dos. Il y a une balustrade percée à jour qui entoure la plate-forme du clocher. Le prêtre, dont les yeux plongeaient sur la ville, avait la poitrine appuyée à celui des quatre côtés de la balustrade qui regarde le pont Notre-Dame.
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831
Dans ce récit, la posture de Frollo évoque celle de la stryge sauf que cette dernière s’appuie surtout sur ses coudes. J’ajouterai encore une différence : si la sculpture se trouve, comme Frollo, dans la tour nord, elle ne regarde pas le pont-Notre-Dame, mais vers la rive sud.
Séduisante, l’identification au méchant archiprêtre ne fonctionne pas totalement. Alors, comment interpréter cette sculpture ? De l’autre côté de l’Atlantique, un chercheur a eu une idée.
Les monstres de la modernité
Dans un livre posthume, l’historien américain Michael Camille a essayé de comprendre les 54 chimères. Elles symboliseraient les différentes peurs de Viollet-le-Duc par rapport à son époque : la révolution, les classes laborieuses, l’industrialisation et la transformation de Paris par le baron Haussmann… De ce point de vue, les créatures seraient donc plus modernes que médiévales.
En 1848, le peuple de Paris s’est bien soulevé. L’événement a pu marquer Viollet-le-Duc au point d’inspirer ses dessins. Et quelques années plus tard, Haussmann a bien cherché à faire disparaître le Paris médiéval en traçant des rues et en démolissant des quartiers. Mais son plan de rénovation urbaine ne commence qu’en 1855, après sa nomination comme préfet de la Seine. Alors que la statue est, je le rappelle, sculptée en 1851. Un historien comme moi ne peut pas laisser échapper cette incohérence chronologique.
La signification de la Stryge reste donc hypothétique. Il y a heureusement un mystère que je peux dissiper : l’origine de ce nom étrange.
Un vampire et une prostituée
Que signifie « stryge » ? Cette chimère est la seule à avoir reçu un nom. Viollet-le-Duc n’en est pas l’auteur, mais un certain Charles Meyron (1821-1868). Cet illustrateur un peu fou (il finit sa vie en asile) était fasciné par cette sculpture. Dans Eaux fortes sur Paris, il la représente dans une ambiance assez sombre. Des corbeaux volent dans tous les sens.
Il nomme son image « le Stryge » (notez le masculin). Mot qu’il n’invente pas. Dans l’Antiquité grecque, la striga était un monstre fabuleux doté d’une tête de femme, d’un corps d’oiseau et de serres de rapace. Dans un dictionnaire du XVIIIe siècle, les stryges sont des morts-vivants qui, la nuit, sortent de leur tombeau pour sucer le sang de leurs parents et amis. Bref, des vampires.
On peut surprendre ce mot sur quelques pages de Notre-Dame de Paris, mais dans un sens différent. On en revient encore au chef-d’œuvre de Victor Hugo. La stryge désigne alors l’envoûtante Esméralda. Dans la bouche de ses accusateurs, le terme recouvre indistinctement une sorcière et une prostituée. Deux injures que crachent traditionnellement les hommes à l’égard des femmes libres.
À travers son esprit tourmenté, Charles Meyron amalgame tout cela en regardant la sculpture de Viollet-le-Duc : il y voit un vampire et une image de la luxure. Pas sûr que l’éminent architecte pensait ainsi.
La Stryge revisitée par Disney
La gravure de Meyron atteint sa consécration en 1877 quand elle sert d’illustration pour une nouvelle édition de Notre-Dame de Paris. Depuis, la figure est popularisée par la photographie. Elle a dû se sentir bien seule lors de l’incendie de la cathédrale.
J’ai enfin eu la surprise de la retrouver dans le dessin animé Le Bossu de Notre-Dame. Les équipes de Disney ont eu l’idée de rendre vivantes les chimères et d’en faire les amies de Quasimodo. Par sa posture, il y en a une qui m’a tapé dans l’œil. Pas vous ?
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