Ces statues de Vierge à l’Enfant fascinent par leur couleur. Pendant longtemps, on a cru voir, à travers elles, les survivances de déesses-mères celtiques ou égyptiennes. Cette origine est remise en cause.
Combien sont-elles ? Au moins 300 en France, parmi lesquelles celles de Rocamadour et du Puy-en-Velay. Mais il y en a aussi ailleurs en Europe et jusqu’en Amérique latine.
Partout, ces Vierges noires ou brunes exercent un magnétisme sur les fidèles qui les prient avec plus de ferveur. Comme si elles semblaient avoir plus de pouvoir que les autres statues. Un pouvoir lié à leur origine supposée très ancienne. Certaines pourraient être antérieures au christianisme… Vraiment ?
Les explications traditionnelles sur les Vierges noires
Ma première rencontre avec une Vierge noire remonte à juin 2021. Je découvre l’une des plus célèbres, celle de la cathédrale du Puy-en-Velay. Moi qui pensais ces statues anciennes, j’apprends que celle-ci ne remonte qu’au XVIIe siècle. Elle remplace cependant une Vierge romane, que les révolutionnaires brûlèrent en 1794 dans un grand feu de joie. Les quelque 300 Vierges noires qui subsistent en France sont en fait des miraculés. Beaucoup ont disparu lors de la Révolution ou lors des guerres de Religion. Je me promets donc d’être plus attentif lors de mes prochaines visites.
Un an plus tard, je repère une nouvelle Vierge noire dans la basilique Notre-Dame de Douvres-la-Délivrande (Calvados). Là encore, la statue ne me paraît pas vieille. Quelques explications lui donnent un vernis d’ancienneté. On pense que cette statue est l’héritage d’un culte antique à une déesse-mère de Haute-Égypte. Des légionnaires venus d’Afrique ont ensuite importé ce culte en Gaule.
Me revient alors en mémoire cette statue fascinante, la déesse Isis allaitant Horus. Comment ne pas être intrigué par sa ressemblance avec nos Vierges à l’Enfant ?
Les livres que je lis confirment cette double ascendance : les Vierges noires répliqueraient les anciennes déesses-mères des Celtes ou les déités égyptiennes. Selon l’archéologue Marie Durand-Lefebvre, on retrouve à travers ces Vierges noires la survivance d’idoles païennes glorifiant la Terre, noire et féconde. Encore une preuve de la continuité entre paganisme et christianisme.
Depuis longtemps, je me méfie cependant des arguments en faveur de cette continuité. Dans un précédent article, j’avais par exemple démontré que les églises ne succédaient pas systématiquement à des temples païens, comme on le répète un peu trop souvent. Les auteurs sur les Vierges noires nous abuseraient-ils aussi ?
Mes doutes sur les hypothèses celtique et égyptienne
Quelques indices sèment en effet le doute. Déjà les premières statues de Vierges à l’Enfant (et donc a priori les premières Vierges noires chrétiennes) apparaissent assez tard, au Xe siècle. Les plus récentes déesses mères retrouvées par les archéologues remontent au IIIe siècle. Autrement dit, il y a un gros vide documentaire (700 ans !) entre les déesses païennes et les Vierges à l’enfant. La filiation n’est pas donc si évidente. On pourra cependant répliquer que l’Église s’est acharnée à détruire les idoles. D’où leur absence.
Cependant, avant le XVe siècle, aucun texte, aucune enluminure ne nous signale l’existence de Vierges chrétiennes sombres. Comme si elles n’existent pas encore.
Auteur d’un livre sur les Vierges noires, l’historienne Sophie Cassagne-Brouquet ajoute un nouvel argument qui trouble nos certitudes sur une origine celtique. En France, les Vierges noires se concentrent en Auvergne et en Roussillon. Deux régions particulièrement touchées par la romanisation. Rappelons notamment l’appartenance du Roussillon à Rome depuis les années 120 avant J.-C. soit bien avant la conquête de César. Les découvertes archéologiques prouvent aussi l’importance de la culture romaine en Auvergne par rapport aux régions au nord de la Loire. Autrement dit, on trouve beaucoup de Vierges noires dans des régions romanisées. Alors qu’en Bretagne, région traditionnellement associée aux Celtes, elles sont presque inexistantes.
Autant d’arguments qui font réfléchir.
Les remises en cause des années 1930-1950
En 1933, l’historien Louis Bréhier étudie une Vierge noire d’Auvergne : datée du XIIe siècle, elle appartient alors à un collectionneur privé qui la fait restaurer. Son nettoyage révèle que derrière la couleur noire des visages se cachent des tons naturels. La Vierge et son enfant affichent de belles joues roses !
Les découvertes de ce genre se multiplient. À Orcival, on vénérait une Vierge noire. Mais en 1959, le restaurateur se rend compte que sous une couche noire, la Vierge, polychrome, présente une jolie carnation beige-rosé !
Ces Vierges ont donc été noircies. Dès lors, les spéculations vont bon train. Est-ce à cause de la fumée des cierges ? Est-ce que toutes les Vierges noires étaient en fait polychromées à l’origine ? On se demande si l’assombrissement de certaines statues n’est pas naturel. Le bois a peut-être vieilli. Ou il s’est oxydé (des statues romanes étaient en effet recouvertes de plaques d’argent).
Pour l’historienne Sophie Cassagnes-Brouquet, on s’engage sur de mauvaises pistes. Car la coloration de ces statues n’est pas fortuite. Elle est volontaire. À une époque située entre le Moyen Âge et le XIXe siècle, on a peint en noir ces statues !
Pourquoi peindre en noir ?
L’application d’une telle couleur surprend. Comme le rappelle l’historien des symboles Michel Pastoureau, le noir est associé à la nuit, à l’enfer et au diable. Tout le contraire des Vierges à l’enfant. Cependant, le médiéviste note, à la fin du Moyen Âge, un noircissement de certains personnages de la Bible dans les peintures et les sculptures : Balthazar, l’un des rois mages, et la reine de Saba, qui rencontra Salomon. Dans la cathédrale de Magdebourg (Allemagne), saint Maurice est représenté noir au XIIIe siècle.
N’aurait-on donc pas donné à certains visages une teinte sombre afin de coller à leur origine orientale ? C’est l’hypothèse de l’historien de l’art Xavier Barral I Altet. Certaines Vierges noires sont censées provenir d’Orient. On racontait que des croisés, notamment saint Louis, les avaient ramenées en Occident. La couleur noire leur donnait une origine très ancienne et lointaine. Or, une statue qui paraît venir de Terre sainte ne peut qu’exciter la ferveur des fidèles.
À propos de l’ancienne Vierge noire du Puy, l’historienne Sylvie Vilatte est plus précise. Pour elle, le noircissement intervient au XIVe siècle. Cette transformation correspond au développement d’une légende tardive selon laquelle le prophète juif Jérémie sculpta cette statue à Jérusalem ou en Égypte. Elle préfigurerait la Vierge Marie. Mais ce n’est pas tout. Toujours selon la chercheuse, le noircissement de la statue obéirait à une stratégie de conversion des musulmans. Au XIVe siècle, les chrétiens viennent de perdre les derniers États latins implantés en Terre sainte. À défaut d’une soumission des Infidèles par les armes, l’évêque du Puy compte sur la Vierge noire pour les convertir. Son physique oriental pourrait bien les séduire.
Cette hypothèse me paraît tirée par les cheveux, mais elle approfondit une piste à mon avis tout à fait valable : en transformant la Vierge du Puy, l’Église cherche à l’orientaliser et donc à la sanctifier davantage.
La science est en train de confirmer le caractère volontaire du noircissement.
Les scientifiques s’en mêlent
En 2021, un groupe scientifique composé d’une ingénieure physico-chimiste, d’une sculptrice restauratrice et d’un historien de l’art, analyse la célèbre Vierge de Rocamadour. La datation au radiocarbone fait remonter l’objet à une date comprise entre 1160 et 1270. Il a été plusieurs fois modifié, notamment aux XVIe ou XVIIe siècles par l’application d’une teinte noire !
D’une autre étude, encore partielle, il ressort que les statues (autant celles du Christ que de la Vierge) n’étaient pas noires à l’origine. Elles étaient en bois polychrome avant d’être recouverte d’une couche noire (notamment composée de noir d’os et de pigments silicatés verdâtres).
Conclusion sur les Vierges noires
L’origine païenne des Vierges noires est donc peu assurée. « Beaucoup de Vierges polychromes ont été peintes en noir à une époque indéterminée qui s’échelonne entre la fin du Moyen Âge, où nous trouvons dans les chroniques les premières mentions incontestables de Vierges noires, et la première moitié du XIXe siècle », conclut l’historienne Sophie Cassagnes-Brouquet.
Les raisons de ce noircissement restent incertaines, mais plausibles. Pour Sylvie Villate, la transformation de la Vierge du Puy en Vierge noire au XIVe siècle a lancé une mode à travers le Massif central. Selon l’historien de l’art Térence Le Deschault de Monredon, « il apparaît assez clairement que l’on a voulu créer, à partir d’une vierge romane d’un type très commun en Auvergne et dans le Velay, une statue qui aurait l’apparence d’un objet rare provenant d’une civilisation à la fois riche et lointaine ».
À cette question des Vierges noires, je me garderai d’une conclusion définitive. Des études sont en cours. Éclairer l’histoire de certaines Vierges noires ne vaut pas un verdict général. Chaque objet a son histoire.
Ainsi, dans la basilique Notre-Dame de Liesse (Aisne), la statue aurait été apportée par trois croisés. Prisonniers du sultan d’Égypte, ils auraient été délivrés par sa fille Ismeria, à qui ils montrèrent une statue de la Vierge apparue miraculeusement. La princesse se convertit et fuit en Occident avec les trois croisés. La statue fit bien sûr partie du voyage. Une copie trône aujourd’hui dans l’église de Notre-Dame de Liesse. Vraie histoire ou légende ? De tout temps, l’Orient et son parfum de mystère ont enflammé l’imagination. Ne l’oublions pas.
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