Suivez l’histoire fascinante des tournois : leur interdiction, leur danger, et l’évolution vers le spectacle. Plongez dans un Moyen Âge où les chevaliers cherchent autant la gloire que l’argent. Mais y trouvent parfois la mort.
Paradoxalement, les historiens découvrent dans les archives l’apparition des tournois à peu près au moment même où ils sont interdits. En 1130, au concile de Reims et Clermont, le pape condamne « ces déplorables réunions ou foires, où les chevaliers ont coutume de se rendre ». À ceux qui meurent au cours de ces compétitions sportives, l’Église leur refuse la sépulture au cimetière. Mais que peuvent bien reprocher les clercs à ces activités proches du spectacle et du divertissement ?
Des tournois condamnés mais florissants
Première raison de l’interdiction papale : ils sont un danger physique pour les participants. Certains se blessent, voire meurent au cours de ces combats violents et futiles. Une situation révoltante pour l’Église qui compte sur les chevaliers pour se croiser. Deuxième raison : Les tournois sont un danger pour leur âme. Ils nourrissent les rancunes entre combattants ; ils titillent leur orgueil et leur vanité. En un mot, tournoyer exacerbe les vices des chevaliers. Dans la foulée, les rois et grands princes regardent aussi avec méfiance les tournois.
Qu’à cela ne tienne, au XIIe siècle, les tournois fleurissent, notamment dans la moitié nord de la France. Ils sont organisés dans les marges du territoire. Jamais dans les châteaux.
La guerre pour de faux
Face à l’impuissance de ses interdits, le pape Jean XXII autorise les tournois en 1316. À bien y regarder, il y trouve finalement une vertu : ces exercices chevaleresques entraînent le futur croisé au combat. Car tournoyer ressemble beaucoup à guerroyer. Jugez-en. Deux camps s’affrontent, ceux du dedans (les locaux) et du dehors (les étrangers). Lance à l’horizontale, les chevaliers galopent jusqu’à leur adversaire, les percutent, donnent des coups de massue et d’épée. Arrivés au bout du terrain, ils font volte-face (ils tournoient, d’où le nom) pour s’engager contre ceux qui sont encore montés ou debout. Comme sur un champ de bataille, chaque camp doit essayer de maintenir sa cohésion autour de son chef.
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Les effectifs engagés sont parfois comparables à ceux des batailles. Le comte Baudouin V de Hainaut se déplace aux tournois jusqu’avec 200 chevaliers ! Sans compter le soutien d’un millier de combattants à pied. Devant de tels chiffres, on comprend que le combat n’a pas de limite spatiale. On s’affronte dans une vaste étendue de campagne. Certains chevaliers en profitent pour se retrancher dans des bâtiments, dans un bois ou dans les ruines d’un château. C’est un jeu grandeur nature.
Un exutoire pour les chevaliers
Dans ces conditions, on imagine bien la popularité du tournoi parmi l’aristocratie. Il est l’activité la plus goûtée des chevaliers lorsqu’ils ne sont pas à la guerre. Or la guerre est de plus en plus limitée. D’une part, les clercs ont imposé la trêve de Dieu qui interdit de combattre à certains moments de l’année. D’autre part, les princes tolèrent de moins en moins les guerres privées entre leurs vassaux. Restent les tournois. C’est un formidable exutoire pour ces chevaliers qui sont formés à combattre depuis leur jeunesse. C’est la dernière voie pour acquérir gloire et renommée.
Parmi les participants se trouvent des « jeunes ». L’historien Georges Duby les a bien décrits. Ce sont souvent des cadets de famille, qui cherchent les occasions de s’illustrer. Ce sont parfois des aînés qui cherchent à tuer le temps, en attendant la mort de leur père et donc leur prise de pouvoir. Henri le Jeune, fils du roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt, est dans cette situation. Dans l’attente de fonctions que son père refuse de lui donner, il court les tournois pendant des années. Henri II lui octroie même des subsides pour son itinérance et l’encadre de solides tuteurs.
Parmi eux le célèbre Guillaume le Maréchal (vers 1144-1219) dont je vais reparler. Ce cadet de la noblesse anglaise acquiert sa renommée non pas dans les batailles, mais dans les tournois. À 40 ans passé, célibataire, il tournoie encore. Les « jeunes » des tournois ne sont donc pas toujours si jeunes.
Méfiants au départ, les rois et les princes s’engagent dans les tournois. Ils y participent même physiquement. Le roi de France Charles VI (1368-1422) trépigne d’impatience d’y jouter. Certains souverains se contentent d’y combattre mollement, en retrait de la bataille ou flanqués de solides guerriers qui prennent les coups à leur place. Le roi d’Angleterre Édouard III adore participer et organiser des tournois. Toutes les occasions sont bonnes : naissances ou mariages royaux, victoires militaires (la guerre de Cent Ans lui en fournira), réception d’hôtes de marque…
De grandes fêtes théâtralisées et scénarisées
Quand les grands princes l’organisent, le tournoi devient spectacle fastueux. Avant le combat, les participants paradent. Leurs chevaux portent des housses à leurs armoiries. Les armures, polies, brillent et les casques sont surmontés de cimiers extraordinaires. Lors des fêtes de Saumur organisées en 1446 par le roi René d’Anjou, certains nobles arborent au-dessus de leur tête casquée un crâne de bélier, un moulin à vent (!) ou une dame au bain.
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Dès le XIVe siècle, sous l’influence des romans de chevalerie, le tournoi est théâtralisé. Les organisateurs s’inspirent notamment de l’imagerie des chevaliers de la Table Ronde.
Dans la seconde moitié du XVe siècle se répand la mode des pas d’armes. Un chevalier doit défendre un « pas », un passage (pont, carrefour) contre tout challenger. Interviennent un scénario, des cérémonies de défi et de la musique.
L’historien Jean-Marie Moeglin nous raconte le « pas de la fontaine des pleurs » organisé en 1449-1450 par Jacques de Lalaing, chevalier du duc de Bourgogne : « tous les premiers jours de chaque mois, dans un pavillon érigé sur une île de la Saône près de Chalon-sur-Saône, il veille sur une belle dame, représentée par un mannequin, dont les yeux versent des larmes bleues dans une fontaine. Elle tient à la main une licorne qui présente trois écus ; chaque combattant doit venir frapper l’un de ces trois écus pour indiquer s’il combattra à la hache, à la lance ou à l’épée. Jacques de Lalaing affronta ainsi vingt-deux chevaliers ». Dans cet exemple, on retrouve le motif littéraire classique : le chevalier qui délivre sa belle.
La joute : le mode de combat privilégié
Au début, le tournoi consiste principalement en de grandes mêlées engageant des dizaines voire des centaines de combattants. Puis les affrontements individuels prennent de l’importance. On vient d’évoquer le pas d’armes, mais domine surtout la joute. L’occasion pour les chevaliers d’être plus en vue, de faire admirer leurs prouesses, auprès des spectateurs comme des spectatrices.
Dans ce but, à partir de 1420 environ, on aménage une aire de combat circonscrite : les lices. Elles sont constituées d’une palissade autour, et d’une barrière au milieu pour séparer les deux combattants. Chacun s’élance et vise de sa lance son adversaire. L’objectif est de désarçonner l’autre, à défaut de briser le maximum de lances.
Organisée en ville ou à proximité, la joute se déroule sous les yeux de spectateurs, nobles ou peuple. On construit des tribunes pour les organisateurs, les principaux aristocrates et les juges. L’afflux est tel qu’en 1331, au tournoi de Cheapdside en Angleterre, la tribune des dames s’écroule en faisant quelques blessés. Mais le danger se trouve surtout sur le terrain.
Le tournoi n’est pas du catch
L’Église reprochait aux tournois de blesser et de tuer. En effet, les participants ne faisaient pas semblant. Aux XIIe et XIIIe siècles, ils emploient des armes réelles et ne ménagent pas leurs coups. Le biographe anonyme de Guillaume le Maréchal, déjà évoqué, nous raconte une scène pittoresque : à l’issue du tournoi, le champion Guillaume est incapable de retirer son heaume (casque) cabossé, déformé par les coups et enfoncé jusqu’au cou. Un forgeron doit lui mettre la tête sur une enclume et taper de son marteau pour le décoincer.
Sur l’aire du tournoi, des morts ternissent parfois le spectacle. Le frère d’Henri le Jeune, Geoffroi de Bretagne, est renversé de son cheval ; les chevaux piétinent son corps. Il meurt de ses blessures quelques jours plus tard. Lors d’une joute, les deux chevaux se percutent parfois et éjectent les combattants.
Même si ça ne résout pas ces problèmes, les règles du tournoi évoluent. Les combattants renoncent à leurs armes réelles pour des armes dites « courtoises », c’est-à-dire émoussées. La lance perd par exemple son extrémité ferrée. Aucun tournoyeur n’a intérêt à tuer l’autre. Il en va de son profit.
Une affaire d’argent
Dans les tournois à l’ancienne, l’enjeu est en effet de capturer l’ennemi ou son cheval. Dans un cas, il peut réclamer une rançon ; dans l’autre, il récupère une monture dont il peut espérer les fruits de la vente. Il ne faut pas oublier ce versant financier des tournois. Les nobles ne combattent pas seulement par goût pour l’exercice ; ils se ruent l’un sur l’autre par appât du gain.
Le champion Guillaume le Maréchal, considéré par ses pairs comme le meilleur chevalier de son temps, est ainsi devenu un véritable entrepreneur de tournoi. Associé avec un chevalier flamand, il capture 103 chevaliers au cours d’une année. Sa réputation d’adresse est telle que le comte de Flandres et le duc de Bourgogne rivalisent d’argent pour l’avoir dans leur « équipe ».
Pour les chevaliers modestes, les tournois sont donc une aubaine pour être repéré par de grands seigneurs, intégrer leur « mesnie » et être payé pour combattre. Comme les activités économiques sont interdites à la noblesse, tournoyer leur ouvre des perspectives d’enrichissement. À condition d’être doué…
Beaux et mauvais gestes
Mais n’allez pas reprocher à ces chevaliers leur appât du gain. Vous vous exposeriez à une gifle de leur gant ferré. Non, les chevaliers, conscients de leur supériorité morale, ne veulent pas être réduits à des marchands, profession honnie. Leur culture leur a appris les beaux gestes.
Quand ils aperçoivent leur chef en difficulté, ils se précipitent pour le secourir. Quand ils capturent quelqu’un, ils peuvent choisir de le libérer et de renoncer à la rançon. À charge de revanche. Surtout Guillaume le Maréchal applique ce dicton : « prouesse ne vaut rien sans largesse ». En respect de ce principe, l’argent gagné est aussitôt dépensé. Des camarades sont rançonnés ? Le champion anglais se déleste de ses sous et deniers. Non, le chevalier n’est définitivement pas un boutiquier.
Le tournoi fatal
À la Renaissance, le tournoi reste populaire dans la noblesse. En 1559, à l’occasion du mariage de sa sœur et de sa fille, le roi Henri II organise 8 jours de joute à Paris et défie tout venant. Le dernier jour, le 30 juin, il affronte Gabriel de Montgomery, un Normand réputé pour son habileté. Les deux galopent l’un vers l’autre. La lance de Montgomery se casse sous l’impact, mais le tronçon qui lui reste dans la main frappe le roi à la visière et le blesse à l’œil.
Criant de douleur, Henri II est emmené dans sa chambre. Les chirurgiens appelés au chevet pour enlever les éclats n’y pourront rien : le roi meurt au bout de 10 jours de souffrances. Mal à l’aise, Gabriel de Montgomery préférera s’éclipser. Et des tournois à la cour de France, on se gardera désormais d’en organiser.
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