Les repas des seigneurs seraient trop lourds et déséquilibrés. Les plats incorporeraient de la sauce et des épices pour masquer le mauvais goût de la viande. On se désaltérait avec de l’hypocras. Passons à table pour vérifier tout cela.
Les clichés circulent sur l’alimentation médiévale. Si la nourriture dans les châteaux se caractérise par sa surabondance, la cuisine de l’époque est aussi raffinée que variée. Non, les repas n’étaient pas si lourds au point que les nobles, l’estomac malmené, devaient se coucher aussitôt après. Mettons sur le gril quelques-unes de ces idées reçues. Promis : on ne vous fera plus avaler n’importe quoi.
Les seigneurs étaient-ils des goinfres ?
À lire les récits de banquets, la table princière déborde de plats. Le dépouillement des livres de comptes seigneuriaux par les historiens confirme cette impression : les quantités achetées sont prodigieuses.
Question de rang : un noble affiche son opulence par l’abondance de nourriture. N’est pas seigneur celui qui propose une table chiche.
Ne vous laissez pas impressionner par la multitude des plats. Rien ne prouve que le seigneur touche à tous. « Le puissant est celui qui gaspille la nourriture, ou plutôt, dans ce monde où rien ne se perd, la redistribue à ses obligés », prévient l’historien Boris Bove. Autrement dit, domestiques et pauvres récupèrent une partie des repas. Et pas que des miettes.
Enfin, l’appétit des hommes et femmes de l’élite est retenu par les principes chrétiens. Le « péché de gueule », la gourmandise, mène tout droit en enfer. Pas sûr néanmoins que cette perspective fasse peur à tous.
Les seigneurs mangeaient-ils trop de viande ?
Les historiens ont épluché les comptes de deux nobles auvergnats du XVe siècle. Il en ressort que le principal aliment consommé était… du pain. On estime les quantités journalières à plus d’un 1 kg par personne, soit l’équivalent de quatre baguettes d’aujourd’hui.
Le pain accompagne tous les plats. En prime, il joue le rôle de couvert à une époque qui ignore l’assiette et la fourchette. Les mets étaient en effet posés sur des tranches de pain à la mie dense, les tranchoirs qui absorbent la sauce. Ces tranchoirs finissent souvent dans la gueule des chiens. Cette pratique tempère les chiffres sur la consommation de pain.
Et la viande ? Elle est aussi très consommée. Nos deux nobles auvergnats en mangent 600 à 900 g par jour. On est donc très loin du menu vegan. Néanmoins nos deux mangeurs s’en approchent sûrement à certaines périodes de l’année : les vendredis, pendant le carême (les 40 jours avant Pâques) et pendant l’avent (décembre), l’Église interdit la viande. Les seigneurs se rabattent alors sur le poisson ou les œufs.
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Les seigneurs dévoreraient surtout le gibier
Les archéologues ont cassé ce cliché après avoir fouillé les « dépotoirs » des châteaux. Les os collectés appartiennent surtout au porc et au bœuf. En dépit de leur prestige, les produits de la chasse composent une minorité des restes.
Les différents aliments n’ont pas la même valeur symbolique. Un prince goûtera davantage la chair des volatiles (faisan, paon, cygne…), en vertu de leur place élevée dans la hiérarchie animale. Par leur vol, ne sont-elles pas les plus proches de Dieu ? Ainsi raisonne-t-on au Moyen Âge. Au contraire, la chair des lourds quadrupèdes sera moins valorisée. Pire les carottes, les navets, les oignons suscitent le mépris, car ils poussent totalement dans la terre.
Les seigneurs mettaient-ils des épices dans la viande pour la rendre mangeable ?
Indéniablement, la cuisine des aristocrates est épicée. Selon l’historien de l’alimentation Bruno Laurioux, les élites en font « un usage fréquent et massif ». Vous retrouverez dans les plats médiévaux du gingembre, de la cannelle, du safran, du poivre, des clous de girofle, mais aussi des produits oubliés. Qui connaît le galanga ou la graine de paradis ?
Pour autant, Benoît Descamps, historien spécialiste de la boucherie au Moyen Âge, met les choses au clair sur leur utilisation : « loin de l’image de la viande faisandée saturée d’épices pour en cacher le goût, la viande est vendue très fraîche après l’abattage ».
Alors, pourquoi élaborer une cuisine aussi épicée ? Éric Birlouez, auteur de A la table des seigneurs, des moines et des paysans au Moyen Âge, liste les 4 raisons d’un tel engouement :
- Les gens du Moyen Âge aiment les saveurs, les arômes et les parfums des épices.
- Importées de régions lointaines (l’Orient notamment), les épices excitent l’imagination des consommateurs.
- Les médecins leur attribuent des vertus thérapeutiques et digestives.
- Les épices jouent le même rôle que les Rolex affichées aujourd’hui au poignet. Leur achat donne la mesure de la richesse du propriétaire.
Peut-on parler de gastronomie dès le Moyen Âge ?
Assurément. Les cours d’Europe s’arrachent les meilleurs chefs, les « maîtres queux ». Les livres de cuisine abondent dès 1300. Le plus célèbre, le Viandier, est d’ailleurs attribué à un certain Taillevent, maître queux des rois de France Charles V puis Charles VI.
Le savoir-faire des cuisiniers intervient surtout lors des banquets et des fêtes. De leur travail, dépend la réputation du maître. À chaque service, des écuyers apportent aux convives une variété de plats : chapons rôtis, potages de poissons ou de viandes (leur mijotage dans un pot explique le nom de potage), pâtés de truite, anguilles à la broche, darioles… Les amateurs de desserts se satisfont de flans à la crème, de pommes cuites, de crêpes, de beignets, de gaufres, de fruits confits, de dragées…
La cuisine médiévale est-elle diététique ?
Oui, pour plusieurs raisons. D’abord, les maîtres queux ont d’une certaine manière la responsabilité de la santé de leur maître et on a bien compris, au Moyen Âge, que la nourriture y participait. On sait l’importance d’aliments moins nourrissants pour des gens aussi oisifs que les nobles (en dehors de jours de chasse ou de bataille). Le problème vient plutôt des principes sur lesquels se fondent les médecins et les cuisiniers pour estimer la qualité nutritionnelle ou digestive d’un aliment. À nos yeux, ces critères sont complètement farfelus. Par exemple, les épices favoriseraient la digestion, car réputées « chaudes » et « sèches ».
Dans les faits, la cuisine médiévale des élites n’est pas si malsaine. D’une part, elle offre une variété plus grande que la table du paysan, réduite principalement au pain et aux légumes. « L’équilibre alimentaire est à peu près respecté », conclut l’historien Boris Bove.
Les plats sont finalement assez légers. L’historien Bruno Laurioux explique ce paradoxe : « Les viandes sont souvent rôties et les sauces, liées à la mie de pain, ne comportent ni farine ni graisse en dehors de celle du bouillon ». On frit peu. Cependant, dans la seconde moitié du XVe siècle, la cuisine française s’alourdit en intégrant de plus en plus de sucres, de beurre et de crème. En cette fin du Moyen Âge, le goût des aristocrates commence à évoluer.
Et on boit quoi avec tout ça ?
Si vous fréquentez une fête médiévale de nos jours, la buvette vous proposera immanquablement de l’hypocras, un vin mélangé à des épices et du miel. C’est véritablement une boisson médiévale.
Cependant, dans les coupes, on versait surtout du vin normal, sans additifs. Avec une nette préférence pour le vin blanc ou le clairet (proche du rosé).
On adorait le vin. « Les historiens évaluent la consommation moyenne des seigneurs et de leur entourage à environ 2 l de vin par jour et par personne » précise Mathieu Lecoutre, auteur de Le goût de l’ivresse. Hommes et femmes s’en privent d’autant moins que les médecins considèrent le vin comme nourrissant et sain. Le clergé ajoute même qu’il est bon pour l’âme. N’est-ce pas la forme qu’a prise le sang du Christ ?
À absorber de telles quantités, les convives risquent l’ivresse. On se rassurera en sachant que le vin titrait moins qu’aujourd’hui (10° au plus sauf exception) et qu’on le buvait parfois, comme saint Louis, coupé d’eau !
En résumé
- Par souci de prodigalité, la table seigneuriale abonde en mets, mais ils étaient en partie redistribués pour les domestiques et la charité
- À la fin du Moyen Âge, les élites sont notamment carnivores, mais elles mangent aussi beaucoup de pain, comme le peuple. Pendant les jours maigres (presque un tiers de l’année), on arrête la consommation de viande pour respecter les interdits chrétiens.
- Certains aliments ou ingrédients sont consommés pour leur connotation prestigieuse. Ainsi en va-t-il des épices, des volatiles et de certains vins.
- La nourriture seigneuriale n’est pas si malsaine. Elle est sûrement trop riche ; elle manque de légumes. Mais elle est plus variée que l’alimentation paysanne et on fait attention à la fraîcheur des viandes.
- Dès cette époque, on se préoccupe de bien manger comme le prouve la publication de livres de recettes et de médecine.
À la vôtre ! Et bon appétit !
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