Transformant l’abbaye de Saint-Denis, l’abbé Suger est habituellement considéré comme l’initiateur de l’architecture gothique. Les recherches récentes brouillent les étapes de cette genèse.
D’apparence chétive et d’origine modeste, Suger dirige au XIIe siècle la très prestigieuse abbaye royale de Saint-Denis, près de Paris. L’abbatiale qu’il reconstruit partiellement inaugure une nouvelle façon de bâtir. Fini l’architecture romane. S’ouvre l’ère de l’architecture gothique. Pendant quatre siècles, de multiples églises à travers l’Europe, notamment les cathédrales, adoptent le nouveau style.
Les manuels scolaires répètent cette histoire que je vais tâcher de nuancer. Suger est-il vraiment l’inventeur du gothique ? Saint-Denis en est-il le laboratoire ?
Il y a par contre une question à laquelle je ne répondrai pas. Faut-il prononcer Sugé ou Sugère ? Pour ma part, j’adopte sans certitude la première version. Faites comme vous voulez. Je ne vous entends pas 😊.
La check-list de l’architecture gothique
Revenons aux bases. Quelles sont les caractéristiques traditionnellement listées pour déterminer la gothicité d’une église ?
- Les arcs sont brisés, familièrement dit « pointus »
- Les voûtes reposent sur une croisée d’ogives. (si je vous ai déjà égaré, je vous renvoie vers cet article : Architecture romane et gothique : la méthode pour différencier ces styles du Moyen Âge)
- Des arcs-boutants contrebutent l’église
- La structure est basée sur un squelette de pierre plutôt que sur les murs, permettant l’ouverture de grandes baies.
Dans les années 1130, l’assemblage de ces caractéristiques renouvelle l’architecture religieuse. Les églises apparaissent plus spacieuses et plus lumineuses.
Suger, le père de l’architecture gothique ?
Le 11 juin 1144, le roi de France Louis VII et son épouse Aliénor, duchesse d’Aquitaine, peuvent se rendre compte de cette révolution architecturale. Ce jour-là, l’abbé de Saint-Denis Suger conduit la cérémonie de consécration du nouveau chœur. Lequel est complètement voûté de croisée d’ogives. Autour du déambulatoire s’ouvrent des chapelles contiguës, lesquelles élargissent l’espace au lieu de le compartimenter. Ce premier essai d’architecture gothique fait sûrement forte impression et les présents à cette cérémonie, princes ou prélats, ne tardent pas à partager leur admiration, une fois rentrés chez eux.
Dans cette belle histoire, il y a un absent. Suger, concentré sur ses fonctions abbatiales, de commanditaire et de conseiller royal, n’a pas pu réaliser cette construction seule. Dans son ombre, œuvre forcément un collaborateur aux compétences notamment techniques, bref un architecte. Or l’histoire n’en a pas gardé le nom. Suger ne l’évoque même pas lorsqu’il fait le récit du projet et de la reconstruction de son abbatiale. Il nous manque donc le nom du co-inventeur.
Lire l’article : Cathédrales : pourquoi le nom de leurs architectes reste-t-il inconnu ?
Cependant, on s’engage peut-être sur une mauvaise piste. Car, en l’état de la recherche, rien n’assure que Saint-Denis soit le premier édifice gothique.
D’autres candidats à la primauté
L’aura de l’abbé Suger, théologien et acteur politique de premier plan, a marginalisé d’autres chantiers religieux contemporains. Faute de sources, leur date n’est pas fixée avec exactitude, mais ils se déroulent simultanément avec les travaux sur l’abbatiale de Saint-Denis.
Dirigeons-nous vers Sens. Cette petite ville du département de l’Yonne accueille, à l’époque de Suger, un archevêque puissant du nom d’Henri Sanglier. Il porte le titre de primat des Gaules et étend son autorité sur les évêques de Paris, de Chartres, d’Orléans et de Troyes, entre autres. On a oublié aujourd’hui l’importance de l’archevêché de Sens. En homme sensé, Henri Sanglier souhaite une cathédrale à la mesure de son siège. Il se consacre donc à sa reconstruction. Les travaux commencent à une date incertaine entre 1130 et 1140. Soit dans les années où Suger modifie son abbatiale.
Saint-Étienne de Sens adopte les arcs brisés, les croisées d’ogives et même les arcs-boutants, innovation inconnue à Saint-Denis. Elle est donc la première cathédrale du monde à s’orienter vers le style gothique (Saint-Denis étant une abbatiale jusqu’à la Révolution).
Le vent nouveau ne souffle pas que sur Sens. L’historien de l’art Philippe Plagnieux s’interroge sur le rôle pionnier de chantiers plus modestes : la priorale de Saint-Martin des Champs à Paris et l’abbatiale Saint-Germer-de-Fly en Beauvaisis.
Là encore, les dates de chantier de ces premières églises gothiques sont approximatives, mais pourraient laisser envisager leur légère antériorité. Avant 1140, plusieurs édifices d’un type nouveau s’élèvent simultanément. Toujours selon Philippe Plagnieux, on ne peut donc pas attribuer « la paternité [de l’architecture gothique] à une construction particulière ».
À défaut d’attraper un inventeur ou un monument pionnier, on peut s’accrocher à un fait comme un capitaine à son mât : tous ces édifices d’un style nouveau se concentrent dans le même secteur géographique : l’Île-de-France et sa périphérie. Que se mijotait-il dans ce territoire pour avoir favorisé une telle créativité architecturale ?
Le terreau d’un nouveau style
Avant 1150, les chantiers gothiques concernent une zone autour de la presque capitale du royaume de France, Paris.
Historiens et historiens de l’art ont donc rapidement mis en parallèle l’invention du gothique avec l’essor des Capétiens. En effet, les nouvelles constructions jalonnent le domaine royal, les territoires directement possédés par les rois de France. Les règnes de Louis VI (1108-1137) et Louis VII (1137-1180), l’époux d’Aliénor d’Aquitaine, marquent un renforcement de la monarchie. Les premières églises gothiques exprimeraient dans le registre monumental cette puissance croissante. Cependant, les Capétiens ne semblent pas avoir soutenu financièrement la construction des premières églises gothiques. Le mérite en revient principalement aux abbés et évêques. Donc, ne cherchons pas de ce côté.
Les commanditaires ecclésiastiques bénéficient certainement de l’expansion démographique et économique qui dynamise le bassin parisien au XIIe siècle. Avec une population estimée entre 100 000 et 200 000 habitants, Paris se hisse dans le quinté de tête des plus grosses villes d’Europe. Les campagnes sont riches et l’Église bénéficie par ses terres, ses rentes et la dîme des fruits de cette prospérité. Ce contexte rend l’initiative d’une reconstruction de cathédrale, d’église paroissiale ou d’abbaye plus facile.
Mais il y a d’autres régions en Europe aussi favorisée. Que se passe-t-il de particulier en Île-de-France ?
Une région francilienne sans blanc manteau d’églises.
Si vous me demandez conseil pour visiter une région riche en églises romanes, je vous indiquerais la Normandie, la Saintonge, la Bourgogne… mais pas l’Île-de-France. Sauf quelques exceptions, aucun monument fondamental ne s’y trouve. La région semble avoir échappé à la vague romane. On tient là peut-être une clé de la géographie gothique primitive. Le nouveau style s’implante là où le roman n’a pas eu prise. Au temps de Suger, les églises franciliennes sont vieilles et semblent attendre qu’on s’occupe enfin d’elles.
La deuxième clé se trouve peut-être dans le bouillonnement intellectuel qui agite Paris. Il n’y a pas encore d’université, mais des écoles épiscopales et monastiques. On n’y enseigne pas l’architecture, mais la théologie et la philosophie néo-platonicienne. Bien qu’abstraits, ces enseignements font réfléchir les clercs sur la symbolique de l’architecture, sur le rôle de la lumière… Comment exprimer Dieu et le sacré dans la pierre ?
Ces réflexions intellectuelles expliquent peut-être pourquoi du côté de Paris les prélats envisagent l’architecture autrement.
Y a-t-il eu invention ?
Avec cette question, je vous la joue provocateur. Depuis le début, on recherche l’inventeur de l’architecture gothique. Mais s’est-on soucié de la réalité de son invention !? Retournons à notre check-list du début :
- L’arc brisé, forme symbolique de l’art gothique, était déjà utilisé dans l’art roman bourguignon.
- La voûte d’ogives n’est pas inventée à Saint-Denis ; dans le royaume d’Angleterre et le duché de Normandie, des églises l’emploient plusieurs décennies auparavant.
- L’arc-boutant n’est pas systématique dans les premières églises gothiques. Surtout, on en trouve là encore des prémices dans quelques édifices anglo-normands. Ne le cherchez pas : ils sont cachés sous les toits des tribunes.
- Le principe gothique de faire reposer la structure d’un bâtiment sur des piliers plutôt que des murs rappelle l’assemblage traditionnel à pans de bois en Normandie ou en Alsace.
Vous avez compris l’objectif caché de cet article : vous éblouir par la créativité de mes compatriotes normands 😊
Plus sérieusement, cet inventaire démontre que les architectes gothiques reprennent des innovations de l’architecture romane. Ils font du neuf avec du vieux. Ils associent juste ces éléments (ce qui est déjà bien, je ne voudrais pas froisser les cuisiniers et cuisinières 😊).
D’un point de vue technique, la rupture n’est donc pas si visible. Les édifices gothiques primitifs (du XIIe siècle) se distinguent difficilement de l’esthétique romane. Plus qu’à une révolution architecturale, on assiste à une évolution incrémentale.
Lire l’article : Révolutions dans l’architecture chrétienne
Des continuateurs plutôt que des inventeurs
Ce relatif conservatisme n’étonne pas Arnaud Timbert, historien de l’art médiéval : « Les hommes du Moyen Âge supportent mal les ruptures. Rompre avec la continuité historique revenait à nier l’autorité du passé ».
Suger s’accorde sûrement avec cette mentalité. Il ne s’est sûrement pas vu comme l’inventeur d’un nouveau style ou celui qui renverse la table. Bien au contraire. Homme d’Église, il est attaché aux monuments chrétiens les plus anciens. Leur vénérable âge les rapproche des premiers temps du Christ et des pères de l’Église. Quand Suger travaille sur l’abbatiale de Saint-Denis, il se garde de tout détruire. Il renouvelle seulement les extrémités : le chevet, la façade et les premières travées de la nef.
Surtout, selon l’historien de l’art Alain Erlande-Brandenburg, il semble s’être inspiré des églises paléochrétiennes qu’il a visitées lors de son voyage en Italie à l’âge de 42 ans. On en retrouve certains principes dans les nouvelles parties de Saint-Denis : la largeur d’espace, la structure maçonnée légère, les nombreuses baies, la décoration de mosaïques (aujourd’hui disparues)… Bref, l’architecture gothique ne serait qu’un retour aux sources du beau et du sacré.
Alors que nous cherchons en lui les germes de sa modernité, Suger avait les yeux tournés vers le passé.
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