Au XVe siècle, un moine flamand commande un tableau religieux au célèbre peintre Van Eyck. Cette transaction est l’occasion de comprendre comment, en cette fin du Moyen Âge, les peintures ont le pouvoir de sauver l’âme de leur commanditaire.

Pour une fois, je vais parler de peinture de chevalet, c’est-à-dire l’art de peindre sur une toile de petit ou moyen format. Une expression à opposer à la peinture murale pour laquelle j’ai déjà consacré un article. Le sujet de la peinture de chevalet mérite d’être abordé sur ce blog, car des tableaux ornaient ou ornent encore les églises. Certains monuments religieux sont comparables à des musées tant ils abritent de chefs-d’œuvre.
Un Van Eyck dans un monastère, enfin presque
Figurez-vous la chance du monastère du Val-de-Grâce à Bruges : il possédait un Van Eyck, l’un des plus grands peintres de la fin du Moyen Âge. C’est ce tableau que je vais décrire.
Le Flamand Jan Van Eyck (vers 1390-1441), vous le connaissez peut-être à travers ce célèbre tableau d’un couple bourgeois : les époux Arnolfini. Une œuvre qui laisse perplexes les historiens de l’art. À ce propos, je vous invite à regarder cette vidéo d’un compère, Pierre-Michel Bertrand, qui en donne une interprétation séduisante.

Aujourd’hui, il sera question d’un tableau beaucoup moins fameux de l’artiste, mais tout aussi captivant. Il s’intitule la Vierge à l’enfant avec sainte Élisabeth, sainte Barbe et Jan Vos (quel titre à rallonge !).

Avant de présenter ces personnages, je vous dois une confession : ce tableau n’est pas totalement de Van Eyck. On lui en fait la commande en l’an 1441. Un choix malheureux puisque l’artiste meurt quelques mois plus tard. Cependant un élève de son atelier achève le travail, en s’appuyant sur la composition déjà réalisée par le maître. On ne connaît pas le nom de ce disciple talentueux. Restons-en donc à Van Eyck.
Un sujet banal, mais brillamment traité

Faisons la présentation des personnages. Vous avez probablement reconnu au centre la Vierge et l’Enfant. Le groupe se tient sous un baldaquin dont la finesse des motifs textiles constitue un morceau de bravoure pour un peintre. La matière du baldaquin s’appelle précisément du brocart. C’est une étoffe de soie sur laquelle sont tissés des fils d’or et d’argent.
Ce détail vous fait comprendre que la scène se déroule dans un cadre luxueux comme le confirme le carrelage, le tapis et le beau manteau bleu de la Vierge. Tout nu qu’il soit, Jésus ne dépareille pas : il tient un somptueux orbe crucigère. Traduction : un globe surmonté d’une croix. Je vous explique pourquoi ici : 7 objets symboliques de l’art chrétien.
Les regards de Marie et de son fils sont tournés vers un personnage agenouillé. Regardez-le bien, car c’est le commanditaire de ce tableau. Il s’appelle Jan Vos. Il semble habillé comme un moine. En effet c’est précisément un chartreux.

Les chartreux
Aux côtés des bénédictins, des cisterciens et d’autres, les chartreux sont une des grandes familles monastiques du Moyen Âge. Mais leur succès fut relatif. L’Europe catholique ne compta pas plus de 200 monastères de chartreux, les chartreuses. Ne soyez donc pas étonnés si vous n’en avez jamais rencontré lors de vos voyages. La plus célèbre chartreuse, la Grande-Chartreuse, est nichée dans les Alpes et la visite en est interdite. Le commanditaire du tableau Jan Vos était précisément le prieur, et donc le chef, de la chartreuse du Val-de-Grâce à Bruges, un ensemble aujourd’hui démoli.
Si la perspective de vivre dans un monastère vous semble insupportable, fuyez d’autant plus les chartreuses. La vie y est particulièrement austère.
La plupart du temps, les chartreux restent enfermés chacun dans leur cellule à prier et à méditer. Ils n’en sortent qu’une fois par semaine pour un repas en communauté et pour une promenade. Autrement dit, imaginez-vous confiné chez vous, comme au pire moment de l’épidémie de Covid-19, mais pour le restant de vos jours et dans une seule pièce. Vous êtes candidat(e) ?

Un tableau décalé
La luxuriance de ce tableau tranche avec l’austérité de la vie solitaire et silencieuse du chartreux Jan Vos. On pourrait penser que cette peinture à l’huile était accrochée dans sa cellule afin d’égayer sa cellule. Mais les dimensions de l’œuvre (47X61 cm, c’est assez important pour l’époque) lui ont sûrement attribué une place plus en vue dans le monastère (l’église ?).
Pour autant ne croyez pas que Jan Vos a commandé cette œuvre à Van Eyck pour simplement décorer les murs de la chartreuse. Ce tableau a une fonction autre que l’ornementation. Une fonction telle qu’elle justifie la somme énorme que le chartreux a dû payer pour l’acquérir.
Je m’étonne d’ailleurs qu’un moine, contraint au vœu de pauvreté, possédât autant d’argent. C’est une énigme dont je n’ai pas la réponse.
Mieux qu’une assurance-vie
Plus qu’un ornement, ce tableau est un ex-voto. C’est-à-dire un objet commandé dans l’espoir de l’accomplissement d’un vœu ou comme signe de gratitude. Avec cette Vierge à l’enfant, nous sommes dans la première fonction.
Que demande Jan Vos ? Ce que demandent tous les hommes et les femmes de son époque : obtenir la vie éternelle, gagner le paradis. Agenouillé, le moine adresse sa supplique à la Vierge et au Christ. Son vœu est appuyé par deux saintes :

- à gauche, sainte Barbe. Elle s’identifie grâce à la tour à l’arrière-plan (voir Reconnaître dix saints courants dans les églises). C’est l’attribut qui l’accompagne habituellement sur les peintures, les vitraux ou dans les sculptures. Cette tour rappelle que son père l’y enferma pour l’empêcher de fréquenter les chrétiens et les hommes. On devine que l’histoire se termina mal. Sur le tableau, sainte Barbe pince en effet une palme, symbole du martyr. Autrement dit, elle paya mortellement sa foi chrétienne. Après avoir réussi à s’échapper de sa tour-prison, la jeune femme fut saisie par son père et décapitée !
- À droite, il est plus difficile de reconnaître sainte Élisabeth de Hongrie. Cette princesse termina sa vie comme quasi religieuse (comme les béguines) d’où sa robe noire. La triple et somptueuse couronne qu’elle porte pourrait rappeler sa naissance royale (elle est la fille du roi de Hongrie), sa piété austère et sa chasteté après son mariage avec un noble allemand.
Les deux femmes patronnent donc Jan Vos dans son vœu. Mais ce parrainage ne semble pas suffisant à calmer l’anxiété du commanditaire sur son sort post-mortem. Jan Vos fait donc une démarche supplémentaire…
Mettre toutes les chances de son côté
Le chartreux amateur d’art demande à son ami l’évêque Martin de Blije d’attacher à ce tableau des indulgences. Ces mêmes indulgences contre lesquelles fulminera Luther. Concrètement, l’évêque accorde à tous ceux qui prieront devant le tableau une réduction du temps passé au purgatoire, l’antichambre du paradis. Exactement 40 jours de moins en échange d’une prière. Qui ne serait pas intéressé ?
Luther s’emportera surtout contre les indulgences payantes : une rémission des péchés contre le versement d’argent. Ce n’est pas le cas ici.
Regardez les détails du baldaquin. Le tableau souffle la prière que devront réciter les fidèles. On y lit en abrégé « Ave gratia plena » (« je vous salue [Marie] plein de grâce »).

Quel intérêt retire Jan Vos de ces indulgences ? Un énorme bénéfice spirituel ! Chaque prière devant son tableau est une voix supplémentaire pour implorer Marie et son fils au repos de son âme. Après son décès, son âme séjournera d’autant moins de temps dans la salle d’attente du purgatoire avant de gagner le paradis. Fort de tous ces appuis, Jan Vos peut attendre la mort avec plus de sérénité.
Ouvrez l’œil sur les ex-voto
Je vous ai présenté aujourd’hui un tableau qui peut vous sembler exceptionnel au regard de la célébrité du peintre. En réalité, à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, beaucoup d’artistes, peintres, sculpteurs ou verriers, ont travaillé à la réalisation de ces ex-voto. Leurs œuvres parsèment l’intérieur des églises.
À vous de les repérer. Le meilleur moyen est de prêter attention aux personnages représentés agenouillés et priants. C’est encore mieux s’ils se tiennent au pied d’une femme tenant un enfant. Il s’agit du donateur adressant sa supplique à la Vierge Marie et à Jésus. Mettez en commentaire dans quelle église vous l’avez vu et sur quel support (bas-relief, statue, vitrail…).


Le tableau « la Vierge à l’enfant avec sainte Élisabeth, sainte Barbe et Jan Vos » appartient à la Collection Frick, un musée new-yorkais. Cet article s’inspire largement des explications (en anglais) sur leur site.
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