Des cathédrales, on retient les formidables bâtisseurs qui ont réussi à les élever. Parfois, on pense aussi à l’évêque dont elles servaient de siège. Par contre, on néglige leurs principaux animateurs : les chanoines. Personnages importants, ils passaient une grande partie de leur journée à célébrer le culte dans le chœur. Leur pouvoir était tel qu’ils rivalisaient avec l’évêque.

Ces chanoines, vous les verrez assez souvent représentés en sculptures, en peintures ou sur les vitraux à l’intérieur des cathédrales. Leur signe distinctif est l’aumusse, une pelisse de fourrure. Pendant les périodes chaudes, les chanoines la suspendent au bras. En hiver, pendant les offices, ils la portent sur la tête et les épaules pour se protéger du froid. En effet, prier pendant des heures dans une cathédrale souvent froide et humide nécessite un minimum de protection.
Les chanoines ne sont pas des moines

À quoi passe sa journée (et une partie de la nuit) un chanoine ? Aux offices religieux. À heures régulières, avec ses confrères, il entre dans le chœur de la cathédrale, s’installe dans son siège (une stalle), prie et chante la louange de Dieu. L’historien Patrick Demouy calcule qu’un chanoine occupe la cathédrale au moins 6 heures par jour. Durée extensible les jours de fête (Pâques, Noël, fête du saint patron…), car les cérémonies s’allongent.
Aux offices, s’ajoutent les messes, notamment pour l’anniversaire des morts. Cette activité est loin d’être anecdotique. Au XVIIIe siècle, dans la cathédrale de Rennes, 2500 messes funéraires par an doivent être célébrées par les chanoines ; ils n’en viennent pas toujours à bout… Bref, plus que l’évêque souvent absent, les chanoines sont les occupants de la cathédrale. Il serait donc dommage de ne pas en parler.

À dévouer leur vie aux offices religieux, on pourrait confondre moines et chanoines. D’autant qu’ils forment chacun des communautés religieuses. À l’origine, chanoines et moines partagent leur repas avec leurs confrères dans un réfectoire et dorment les uns à côté des autres dans un dortoir.
À vrai dire, cet idéal communautaire tend à se relâcher chez les chanoines. Ils abandonnent le réfectoire et le dortoir et se retirent chacun dans une maison, dite canoniale. Ils ont une liberté de mouvement que n’ont pas les moines. Dans une cité épiscopale, il est courant de croiser un chanoine tandis que le moine reste habituellement cloîtré. Cependant, dans certains diocèses, surtout dans le sud de la France, des chanoines dits réguliers conservent une vie plus monastique.
Lire aussi : Joies et peines de la vie des moines au Moyen Âge
Brève histoire des chanoines

Les effectifs canoniaux varient d’un diocèse à l’autre : de 12 (vous comprenez la symbolique de ce nombre…) à 83, record atteint par la cathédrale de Laon. On ne s’étonnera donc pas de la grandeur de son chœur. D’une manière générale, les chapitres du nord de la France sont plus étoffés.


Dès l’Antiquité chrétienne, des clercs vivaient autour de l’évêque pour l’assister et le suppléer dans certaines charges. Ils prennent le nom de chanoines au VIIe siècle. Au Moyen Âge, l’Église a essayé de les contraindre à un mode de vie régulier. Pour un résultat très mitigé.
À partir du XIVe siècle, la fonction de chanoine — le canonicat — apparaît surtout comme une source de revenus. À chaque canonicat est en effet attaché un revenu appelé prébende. Évêque, pape ou rois nomment donc chanoines des hommes qu’ils veulent récompenser.
En contrepartie, les chanoines sont de plus en plus privés de leur droit d’élire l’évêque, un pouvoir acquis vers le XIIe siècle au moment de la réforme grégorienne. En 1516, le concordat de Bologne entre François Ier et le pape sanctionne officiellement la perte de ce rôle. Les chanoines conservent néanmoins la gestion du diocèse à la mort de l’évêque, le temps de lui trouver un successeur. Ils ne sont donc pas totalement marginalisés.
Le chapitre cathédral : un groupe hiérarchisé

Les chanoines forment un groupe appelé chapitre canonial. Au sens large, ce chapitre intègre aussi des dignitaires. Ce sont cependant très souvent des chanoines. Ils exercent des fonctions précises :
- le doyen, généralement élu par les chanoines, préside les assemblées du chapitre, marche en tête lorsque le groupe rejoint le chœur pour l’office.
- Le chantre dirige le chant et se consacre au bon déroulement des offices et des processions.
- Le chancelier garde les archives.
- Le sacriste est responsable de la sacristie, donc des ornements et vêtements liturgiques.
- L’archidiacre visite les paroisses du diocèse.
- Le trésorier veille sur le trésor, composé moins de pièces d’or que de reliques et d’orfèvrerie
Ne vous attachez pas trop à ces appellations : d’un diocèse à l’autre, les titres et leurs désignations peuvent varier. Dans certains chapitres, le doyen est par exemple nommé prévôt ou prieur.
Les places de dignitaires sont recherchées, car, au-delà du prestige et du pouvoir qu’elles confèrent, elles sont plus rémunératrices. Il faut vraiment imaginer une rivalité entre chanoines (famille comprise) pour gagner les meilleures places.
Au bas de la hiérarchie du chapitre se trouve un « bas chœur ». Il se compose de laïcs ou de clercs subalternes chargés de suppléer les chanoines et de rehausser les offices par leur musique ou leur chant. Les chanoines recrutent notamment des enfants de chœur dont ils apprécient la voix. Ce bas chœur vit pauvrement. Comme le dit l’historien François Neveux, « l’Église a elle aussi son aristocratie [les dignitaires] et ses classes populaires ».

De même que l’évêque, le chapitre possède des terres, des maisons, et des rentes ; il perçoit des dîmes, des droits seigneuriaux et autres taxes. Ce sont ces ressources qui alimentent la mense capitulaire, une partie des revenus du diocèse attribuée aux chanoines. Grâce à cette mense, le chapitre finance ses fonctions :
- La (re) construction et l’entretien de la cathédrale, à travers la fabrique.
- L’enseignement
- La charité à travers l’hôtel-Dieu

Les chapitres sont riches. À la veille de la Révolution, celui de Chartres possède 7000 ha en Beauce, 124 seigneuries, l’ensemble produisant 200 000 à 300 000 livres de revenus annuels, d’après l’historien Michel Vovelle.
Par contre, pris individuellement, les chanoines sont plus ou moins riches. À chacun est attribué une prébende, une part inégale de la mense capitulaire. Mieux vaut être chanoine de Paris (7000 livres de revenu en moyenne à la fin de l’Ancien Régime) que chanoine de Saint-Brieuc, beaucoup moins doté (presque dix fois moins). Et même entre chanoines du même diocèse, les revenus sont inégaux. Le doyen reçoit une prébende bien plus riche que le dernier des chanoines. La plupart mènent cependant une vie prospère. L’historien Philippe Louprès en fait les meilleurs représentants du « moyen clergé », milieu intermédiaire entre les clercs sans bénéfices et les évêques.
Bénéfice : Emploi ecclésiastique, conférant un titre et lié à un revenu. La charge de chanoine est un bénéfice, comme être abbé ou curé. Le clergé subalterne vit sans bénéfices.
Le quartier canonial : la présence spatiale des chanoines


Les chanoines habitent à proximité de la cathédrale, afin de se rendre rapidement aux offices quotidiens. Leurs maisons regroupées composent un quartier canonial (appelé aussi cloître). Cette cité dans la cité occupe une surface importante de la ville, car elle intègre aussi d’autres édifices comme le cloître (au sens restreint), des bâtiments agricoles, une bibliothèque… Les chanoines autorisent même l’installation de commerces (libraires, vendeur de cierges…). Le quartier canonial n’a pas la régularité des enclos monastiques à cause de la densité urbaine qui a compliqué l’installation des chanoines.

Malgré les transformations urbaines et la disparition des chapitres, certains quartiers sont encore assez bien préservés. Après la visite de la cathédrale, prenez le temps de les parcourir. Si vous marchez « rue du Cloître » ou « rue des chanoines », vous êtes au bon endroit.

Portrait haut en couleur des chanoines
Faisons plus intimement connaissance avec les chanoines.
Ils sont peu connus du grand public. L’histoire les a facilement oubliés, en rapport avec la discrétion de leur vie. Je vous ai trouvé cependant une poignée de noms célèbres.

Bien que souvent absents des grandes pages de l’histoire, les chanoines n’étaient pas aussi paisibles qu’on pourrait le croire. Le chapitre est très jaloux de ses droits et de ses privilèges : droit de justice, exemptions, droit de nomination, place dans les processions… D’où une multiplication de procès contre toutes les personnes ou institutions qui les concurrencent ou qui contestent leur pouvoir : évêque, seigneurs, abbaye, couvents…
Le comportement des chanoines fait également parler d’eux, notamment en raison de leur fréquent absentéisme

Des officiers sont chargés de noter leur participation aux offices ou aux processions ou leur remettent des jetons de présence.
Les archives des tribunaux ecclésiastiques ne manquent pas d’anecdotes sur les dérives de certains chanoines, en dépit de leur statut clérical. À Strasbourg, selon l’historien Philippe Lorentz, ils vivent avec femmes et enfants dans la maison canoniale. Un peu partout dans les diocèses de France, on signale des scandales liés à l’abus d’alcool. Une réputation de bons vivants leur colle à la peau au XVIIIe siècle. Comme en témoigne une petite pièce de théâtre, « le chanoine de Reims ». Un auteur vient s’enquérir auprès de l’abbé de la Craie, chanoine de la cathédrale de Reims, du déroulement du sacre de Louis XV. L’interrogé ne se souvient de rien sauf du repas gargantuesque avec ses confrères la veille :
« A chaque bout de la table il y avoit des côtelettes de veau. Le Chanoine Gobart en mangea sept à lui seul, & Raclart onze ; il me semble que je les vois tous deux boire & manger. Gobart avoit une bonne trogne ; & comme il rioit toujours quand il avoit la bouche pleine, & qu’il parloit, il ne faisoit pas bon être de ses voisins.
Carmontelle, « Le chanoine de Reims », Proverbes dramatiques, 1781
La vie de chanoine est donc assez douce… jusqu’à ce que les Révolutionnaires s’intéressent à leur cas. Leur sort est scellé. Pour les hommes à la cocarde, les chapitres ne sont que des sociétés de rentiers oisifs et donc inutiles. Ils sont supprimés en 1790, en même temps que les abbayes. Il faut reconnaître que cette disparition n’émeut pas grand monde. Aujourd’hui, le statut de chanoine subsiste, mais principalement comme titre honorifique.
Je compte sur vous : quand vous vous approcherez du chœur d’une cathédrale, ayez une pensée pour les chanoines qui s’y installaient pour les 7-8 offices du jour, du lundi au dimanche. Cherchez aussi leur visage : ils se sont souvent fait représenter sur leur tombeau, ou sur les peintures ou sculptures qu’ils offraient à la cathédrale.

En plus des chanoines, je vous propose d’autres détails à repérer lors de vos visites dans ce guide à télécharger.
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