Dans les grandes églises, se cachent souvent des rangées de sièges en bois appelés stalles. Soulevez-les : elles dévoilent un Moyen Âge méconnu, à la fois dévot et insolite.

Pour voir des stalles intéressantes, il faut avant tout entrer dans une église qui accueillait une communauté ecclésiastique comme une abbaye, une cathédrale, une collégiale… Ensuite, il faut pouvoir pénétrer dans le chœur (ils sont parfois interdits à la visite). Mais si l’occasion se présente, franchissez-en le seuil. Vous y découvrirez un mobilier d’une grande richesse, travaillé avec soin. Du XIIIe au XVIe siècle, ces ensembles ont porté une iconographie foisonnante, souvent surprenante, parfois déconcertante.
Miséricorde, parclose, jouée : l’anatomie des stalles
Les stalles, ce sont ces ensembles de sièges en bois, souvent magnifiquement travaillés, alignés dans le chœur des grandes églises. Y prenaient place les chanoines, les moines, les petits clercs… bref, le clergé durant les offices liturgiques. Et vu leur longueur… il fallait bien un peu de confort, notamment thermique dans ces vastes intérieurs froids.

Contre les courants d’air, chaque siège en bois est séparé par une parclose, avec à l’arrière un dossier ou même un dorsal richement décoré. Les rangées se terminent par de grandes jouées, panneaux verticaux eux aussi sculptés avec soin. Ce compartimentage, ajouté à l’emploi du bois, gardait un peu la chaleur des corps.
Mais la trouvaille la plus ingénieuse se cache sous le battant, partie rabattable : on découvre alors la miséricorde. Son origine est toute pragmatique : les offices s’enchaînaient dans la journée et pouvaient durer chacun plus d’une heure ; la station debout devenait une souffrance. Alors, en relevant le battant, la miséricorde offrait un discret appui qui donnait l’illusion d’être debout… tout en soulageant les jambes. Son nom dit tout : par « miséricorde », par pitié, on offrait un peu de compassion aux clercs vieux et/ou fatigués.

Chaque stalle était liée à son occupant. On ne se mettait pas où l’on voulait comme dans une salle de cinéma. Les places étaient attribuées. Encore fallait-il s’y retrouver ! Le chœur de la cathédrale d’Amiens compte 110 stalles, celui de Dol en aligne 77. Heureusement, la miséricorde, souvent sculptée de manière originale, servait de repère pour reconnaître sa place.
Du confort au conflit : l’histoire des stalles
On trouve des stalles un peu partout dans les églises d’Europe. En France, les plus anciennes remontent au XIIIᵉ siècle, comme à la cathédrale de Poitiers ou à l’abbaye Notre-Dame de la Roche (Yvelines). En Angleterre, celles d’Exeter et de Salisbury figurent parmi les doyennes, tandis qu’en Allemagne, la cathédrale de Ratzeburg conserve des éléments qui pourraient remonter au milieu du XIIᵉ siècle.

Les historiens disposent même d’un outil précis pour dater certaines stalles : la dendrochronologie, cette méthode scientifique qui analyse les cernes du bois. Grâce à elle, on sait par exemple que les chênes utilisés pour la cathédrale de Lausanne ont été abattus autour de 1275. Le chêne est d’ailleurs le matériau roi, même si le noyer se retrouve parfois dans les ensembles les plus soignés.
Entre le XIVᵉ et le XVIᵉ siècle, les stalles se multiplient dans les grandes églises, financées le plus souvent par les chanoines, l’abbé ou l’évêque. Véritables œuvres collectives, elles sont à la fois le reflet du rang de leurs occupants et de la puissance de l’institution qui les commandait.
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Mais leur survie tient du miracle. Beaucoup ont disparu dans les incendies ou les saccages des guerres de Religion. La Révolution française leur a porté un coup sévère : vendues comme biens nationaux, elles finissaient parfois entre les mains de menuisiers, réduites à de simples planches de réserve. À Vendôme, un curé a réussi à en récupérer une partie au XIXᵉ siècle. Ailleurs, elles ont tout bonnement été détruites.

Aujourd’hui, admirer un ensemble complet de stalles, c’est donc un privilège rare. Regardons les sculptures de plus près.
Du sacré au grotesque : l’imagerie des stalles
Il y a quelques mois, j’ai réussi à me glisser dans le chœur de la cathédrale de Rouen, habituellement fermé aux visiteurs. Ses stalles sont un cas d’étude passionnant par la richesse de leur programme iconographique. Ce qui frappe d’abord, c’est la place importante accordée aux métiers de la ville. Sur les miséricordes, on reconnaît un maréchal-ferrant, un sculpteur, un maître d’école, un fabricant d’étoffes…
Les sculpteurs, appelés huchiers, puisaient donc leur inspiration dans le monde qui les entourait. Ils transformaient ces surfaces de bois en une sorte de « documentaire » sur leur société. Le chercheur découvre ainsi les gestes et les outils des artisans d’autrefois. Parmi les stalles rouennaises, le musicologue Frédéric Billiet fait son miel de toutes les représentations de musiciens. Il retrouve ainsi les instruments de l’époque, à l’exemple du bedon, une sorte de gros tambour. Nous connaissons cet instrument grâce à des descriptions, mais il apparaît très rarement dans les représentations sculptées.

De ce quotidien réaliste, on bascule sans transition dans le fantastique : créatures monstrueuses, hybrides de corps d’animaux et de têtes humaines, surtout féminines. Entre le sacré et l’inquiétant, ces sculptures déploient un univers parallèle, où l’imaginaire médiéval prend toute sa liberté.
L’historienne de l’art Florence Piat, qui a étudié pas moins de 300 stalles bretonnes, a proposé une classification éclairante. Les images sculptées – qu’elles soient sur les miséricordes, les appuis-mains ou les jouées – se répartissent en cinq grandes catégories :
- La vie quotidienne : métiers, portraits, acrobates, musiciens…
- Le religieux : scènes bibliques, figures de saints, clercs et anges.
- Le bestiaire : animaux réels, imaginaires ou monstrueux.
- Le végétal : feuillages, rinceaux et motifs floraux, qui représentent environ 20 % des sculptures en Bretagne.
- Les objets : accessoires divers, parfois difficiles à identifier.
Ainsi, les stalles sont une véritable encyclopédie sculptée du monde médiéval, où l’on passe d’une stalle à l’autre, d’une scène réaliste à une autre, imaginaire ou religieuse.
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Sans filtre : ce que les stalles osent montrer
En s’attardant sur les détails, les stalles révèlent un humour et une liberté d’esprit inattendus. Certaines scènes restent obscures… à moins de connaître les proverbes médiévaux. Ainsi, à la cathédrale de Rouen, on voit un fermier renversant un panier de fleurs devant des porcs. Il illustre le dicton « jeter des fleurs au pourceau » – l’équivalent de notre « donner de la confiture aux cochons », autrement dit : offrir des choses précieuses à qui ne sait pas les apprécier.
Mais les sculpteurs ne se sont pas arrêtés là. Les relations hommes-femmes sont un thème récurrent : on croise des scènes de séduction, mais aussi de véritables scènes de ménage. L’historienne de l’art américaine Betsy Chunko-Dominguez a relevé des images de femmes battant leur mari – oui, dans ce sens-là ! Un monde à l’envers, où la femme prend le pouvoir. Ces représentations révèlent l’idéologie des chanoines qui voyaient dans la domination féminine une menace, ou à tout le moins, une source de moquerie.

Plus étonnant encore, l’iconographie scatologique : personnages qui exhibent sans pudeur leur postérieur ou qui se livrent à des gestes grossiers. Nous sommes là dans un humour populaire, carnavalesque, qui bouscule les convenances tout en divertissant.

Les huchiers aimaient aussi mettre en scène des animaux anthropomorphes. Un canard musicien à Saint-Pol-de-Léon, un singe lisant ou imitant un prêtre… Comme dans les futures fables de La Fontaine, ces saynètes permettaient de critiquer subtilement la société, et même le clergé.
Dans le bois sculpté, le sacré voisinait avec le trivial.
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Le miroir d’un Moyen Âge à la fois dévot et rieur
Aujourd’hui, nous restons souvent perplexes devant ces scènes si éloignées des thèmes religieux. Pourquoi tant de grivoiseries, de grotesques et de satires sculptés en plein chœur d’église ?
D’abord parce que les images les plus irrévérencieuses étaient surtout placées sur les miséricordes : largement invisibles aux fidèles, masquées par les chanoines assis ou debout. Logées sous les fesses, elles autorisaient les huchiers à une liberté d’expression discrète mais réelle.
Ensuite, il ne faut pas oublier la dimension moralisatrice. Certaines images profanes servaient aussi d’avertissement : elles illustraient la sagesse des proverbes, dénonçaient les travers humains, pointaient les péchés. Une leçon de morale sculptée à hauteur de genoux.

Mais notre malaise actuel vient surtout d’un cliché sur le Moyen Âge. Contrairement à l’idée d’une époque austère et rigoriste, le rire, le grotesque et le satirique faisaient partie du quotidien – même chez les hommes d’Église. Et rappelons-le : les commanditaires des stalles étaient précisément des religieux ou des clercs. Des contrats conservés avec les huchiers indiquent que les thèmes étaient parfois prescrits. La plupart du temps, ils étaient validés par le clergé lui-même, qui se permettait de visiter l’atelier afin de suivre l’avancement de leurs sièges. Les images paillardes ou satiriques ne sont donc pas des insolences d’artisans en roue libre, mais bien des choix assumés par leurs occupants.

On retrouve la même cohabitation dans les manuscrits médiévaux : des marges peuplées de monstres, de scènes burlesques ou de satires, tolérées – voire appréciées – par les lecteurs ecclésiastiques.
Ce mélange sacré/profane s’est prolongé pendant des siècles, jusqu’à la Contre-Réforme. À partir du XVIIᵉ siècle, ces images, jugées obscènes ou de mauvais goût, ne sont plus tolérées par le clergé post-tridentin (postérieur au concile de Trente). On les rabote, on les efface, ou bien l’on refait entièrement les stalles. Les nouvelles sculptures, plus sages et souvent plus froides, trahissent la rigueur d’une époque qui voulait bannir toute irrévérence.

Profitons donc de toutes les images qui ont échappé à la censure. C’est souvent là que je trouve mes plus grands plaisirs lors de mes visites.
Les stalles ne sont qu’une des portes d’entrée dans le monde fascinant de la sculpture médiévale. Portails, statues, tombeaux… le patrimoine religieux regorge de trésors à décrypter. Pour aller plus loin, découvrez mon guide numérique « Décoder les sculptures du Moyen Âge ». Je viens de le réviser et de l’enrichir, et à l’approche des Journées du Patrimoine, il est proposé avec 50 % de réduction jusqu’au 15 septembre 2025. Un compagnon idéal pour vos visites : consultez la table des matières et des extraits !

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