Bâti en travers de l’église, le jubé est une tribune monumentale. Entre le XVIe et le XIXe siècle, ces constructions magnifiquement sculptées disparaissent de presque toutes les églises de France. Explications sur cette éradication.
Pour beaucoup de visiteurs d’églises, les jubés sont un mystère. Déjà parce qu’ils n’en restent plus que quelques dizaines en France. Aussi parce qu’on ne comprend pas l’intérêt de barrer une église par ces clôtures monumentales qui dissimulent partiellement le chœur.
Élevés à partir du XIIe siècle, les jubés servaient principalement à la lecture et aux chants liturgiques. Même si la plupart ont été démantelés, des fragments subsistent ; ils témoignent d’une richesse décorative équivalente à celle des portails. Raison pour laquelle ils méritent notre attention.
Architecture du jubé
Construit en pierre ou en bois, le jubé s’intercale généralement entre les piliers de la croisée du transept. Haut de quelques mètres (presque 7 à Bourges), il cache plus ou moins le chœur.
Un jubé se compose couramment de :
- Une tribune, montée parfois en encorbellement. Cette plate-forme aide à distinguer un jubé d’une simple clôture ou d’une iconostase.
- Un ou deux escaliers. Eh oui, le clergé ne grimpait pas à la corde pour accéder à cette tribune.
- Une partie basse qui peut être un mur ou un espace voûté. Cette partie est ouverte d’une ou plusieurs portes qui permettent d’entrer dans le chœur et d’apercevoir le sanctuaire, la zone la plus sacrée de l’église.
- Des autels secondaires au-devant de cette clôture. Ils sont traditionnellement dédiés à la Vierge et à la sainte Croix.
- Une crucifixion qui surmonte l’ensemble.
Les deux façades, côté nef et côté chœur, sont ornées de sculptures figuratives. On y représente souvent la vie et la passion du Christ. C’est un extraordinaire support iconographique.
Dans les plus grandes églises, le jubé fait partie de la clôture du chœur liturgique. Il ferme à l’ouest l’espace réservé au clergé et au maître-autel.
Fonctions du jubé
L’existence de ces jubés nous déroute : que fait cette masse en plein milieu de l’église ? Elle brise la perspective du monument.
Comprenez que les grandes églises médiévales (cathédrales, collégiales, abbatiales) étaient plus compartimentées qu’aujourd’hui. Le clergé se réservait un espace isolé de la foule des laïcs, le chœur liturgique. Le jubé empêchait précisément les simples fidèles d’y pénétrer.
Le Moyen Âge a aussi donné au jubé des fonctions liturgiques. Un clerc y montait pour lire, à l’attention des laïcs, les textes sacrés (l’Évangile et les épîtres) et pour réciter des prières. De cette fonction vient le nom du jubé. Avant la lecture de l’Evangile, le clerc demandait la bénédiction : « Jube domine benedicere », ce qui veut dire « Daigne Seigneur accorder ta bénédiction ».
Le jubé peut aussi servir de tribune de chant ou d’honneur. On y fait monter les choristes, on y présente le nouvel évêque. Lors de certaines fêtes, on y montre les reliques les plus précieuses. Dans le détail, les attributions du jubé diffèrent selon les monuments, les traditions locales et les époques. Le jeudi saint, à Amiens, on y donne l’absolution au peuple. À Reims, le roi à peine sacré y monte.
Derrière le jubé se déroulait la messe. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les fidèles ne voyaient pas bien ce qui se passait dans le chœur. Sauf quand on ouvrait les portes du jubé à certains moments de la cérémonie, par exemple lors de l’élévation de l’hostie. Cette disposition accentuait le côté mystérieux de la messe. Le peuple suivait tout de même l’office divin grâce aux chants, à la musique qu’ils entendaient et grâce au clerc monté au jubé.
La multiplication des jubés
L’histoire des jubés débute dans le flou. Les plus anciens semblent apparaître au XIIe siècle, mais assurément, ils se multiplient en France au XIIIe siècle. Les textes les nomment parfois « pupitres ». Toutes les grandes cathédrales de la France du nord s’en dotent : Notre-Dame de Paris, Bourges, Amiens, Reims, Chartres et Strasbourg. Ils remplacent des clôtures basses et les ambons (ancêtres des chaires à prêcher).
Malgré ce succès, le mouvement de construction ne touche pas toutes les églises. Assez courants dans les cathédrales, les jubés sont beaucoup plus rares dans les églises paroissiales. Sauf en Alsace ou surtout en Bretagne où même des chapelles en abritent (Saint-Fiacre du Faouët, Saint-Nicolas de Priziac…).
L’Église continue d’élever des jubés après le Moyen Âge (par exemple à Albi, Brou, à Paris…). Parfois on les reconstruit pour les mettre au goût du jour. En 1767, l’évêque de Soissons dote sa cathédrale d’une troisième version.
La disparition des jubés
Malgré ces exemples tardifs, la tendance est à partir du XVIe siècle à la destruction de ces clôtures monumentales. En moins de 300 ans, trois vagues successives ont raison de la presque totalité du patrimoine français :
- Au XVIe siècle, lors des guerres de Religion, les protestants s’acharnent particulièrement sur les jubés. Ils leur reprochent de séparer laïcs et clercs. Hostiles au culte des saints, ils se font une joie d’en massacrer les sculptures.
- Au XVIIe siècle, quand s’imposent en France les décisions du concile de Trente. Les évêques réunis à Trente en Italie recommandent de ne plus dissimuler le maître-autel aux yeux des fidèles. La cérémonie de l’eucharistie doit être visible. Or, même ajouré, le jubé la masque.
- Aux XVIIIe et XIXe siècles, le style gothique ne trouve plus grâce aux yeux du clergé qui le juge archaïque. Dans les cathédrales, les chanoines procèdent à des « modernisations » ou des « embellissements » du chœur. Le jubé en est souvent la victime. Au mieux, ils sont remplacés par des jubés classiques, aux larges portes. Sinon ils sont définitivement détruits, cas à Notre-Dame de Paris en 1709, à Notre-Dame de Reims en 1744, à Notre-Dame d’Amiens en 1755… À la place, des grilles ferment désormais le chœur.
Ces destructions suscitent parfois des résistances. Défendant son indépendance à l’égard de la papauté, l’Église de France rechigne à appliquer les décisions du concile de Trente. Dans les cathédrales, des chanoines soutiennent la tradition médiévale, craignent une désacralisation du chœur en l’ouvrant au regard des laïcs.
À Noyon, le sujet divise les chanoines en deux camps au point que l’affaire se règle devant les tribunaux. En 1757, il faut un arrêt du Conseil d’État pour forcer le réaménagement du chœur et donc l’enlèvement du jubé. En 1802, dans l’église de la Trinité de Fécamp, le curé fait abattre le jubé malgré l’opposition de la population. À Albi, l’évêque s’apprête en 1792 à détruire le jubé, mais, alerté par un habitant, le ministre de l’Intérieur et des Cultes repousse l’exécution.
Que faire des jubés détruits ?
Voici le problème : une règle canonique contraint les objets consacrés à ne pas sortir du lieu de culte. Démantelé, le jubé doit donc rester à l’intérieur de l’église. Ne manquant pas d’imagination, le clergé recourt à 3 solutions :
- recycler les panneaux sculptés du jubé. Ils servent alors à orner les murs des chapelles ou à composer une clôture de chœur par exemple.
- Déplacer le jubé afin qu’ils soient moins gênants. Dans la cathédrale de Limoges, il est mis à l’entrée, au revers de la façade occidentale, sous l’orgue.
- Enterrer les fragments sous le dallage. Jusqu’à ce que cette cachette tombe dans l’oubli. C’est donc une surprise lorsqu’à l’occasion de fouilles archéologiques ou de travaux de chauffage, on découvre ces vestiges. En 2022, pendant la restauration de la cathédrale de Paris, le sous-sol a livré plus de 1000 fragments en partie peints ou dorés. Suffisant pour espérer une reconstitution du monument en 2025.
Après ces découvertes du XIXe siècle, les éléments du jubé ont pu être dispersés à l’encontre de la règle de maintien sur le site. Ne vous étonnez pas de voir au Musée du Louvre et au Metropolitan Museum of Art (à New York) des fragments du jubé d’Amiens.
Les plus beaux jubés français
En France, aucun jubé antérieur à 1300 n’est conservé dans son état originel. Élevés au XIIIe siècle, les magnifiques exemples de Chartres, de Bourges, de Sens ou d’Amiens n’existent plus qu’en morceaux.
Cathédrale Sainte-Cécile d’Albi
Construit vers 1500 en style gothique flamboyant, ce jubé réussit à faire vaciller les convictions négatives de Prosper Mérimée, inspecteur des Monuments historiques : « je n’aime pas les jubés, ils rapetissent les églises ; ils me font l’effet d’un grand meuble dans une petite chambre. Pourtant, celui de Sainte-Cécile est si élégant, si parfait de travail que, tout entier à l’admiration, on repousse la critique, et que l’on a honte d’être raisonnable en présence de cette magnifique folie ».
Église Saint-Étienne du Mont
Ne cherchez pas ailleurs : c’est le seul jubé préservé à Paris. Quelle virtuosité ! Comme une arche de pont, le jubé enjambe le vaisseau central tandis que les deux escaliers d’accès s’enroulent autour des colonnes. Cette œuvre de la Renaissance (1530-1545) se veut légère.
Église la Madeleine de Troyes
Par son décor ciselé, il ressemble à celui d’Albi qui lui est à peu près contemporain. Son originalité est dans sa partie basse qui, complètement ouverte, laisse donc voir le chœur sans obstacle.
Cathédrale Saint-Bertrand-de-Comminges
Ici, au pied des Pyrénées, la pierre n’est pas de rigueur. L’évêque Jean de Mauléon fait construire dans les années 1520-1530 une sorte de petite église dans la cathédrale : un chœur clos en bois. Il le ferme à l’ouest par un jubé lui aussi en bois.
Église protestante Saint-Pierre-le-Jeune
À Strasbourg, il n’y a pas que la cathédrale comme monument religieux à visiter. L’église Saint-Pierre-le-Jeune était encore catholique qu’on y installe le jubé gothique. Un siècle plus tard, en 1620, on le décore de peintures à l’huile. Enfin, en 1780 on surmonte la construction d’un orgue. D’où la physionomie originale de ce jubé alsacien.
Cathédrale de Limoges
Ambassadeur de François 1er à Rome, l’évêque Jean de Langeac, mort en 1541, craignait qu’on oublie son rôle dans l’édification du jubé : ses armoiries apparaissent 8 fois dessus. Par ses séjours en Italie, il est tombé amoureux du style Renaissance qu’il a voulu appliquer sur ce monument. D’où la multiplication des rinceaux, arabesques, balustres et vases.
Monastère Saint-Nicolas de Brou
Fille de l’empereur Maximilien de Habsbourg et petite-fille du dernier duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, Marguerite d’Autriche (1480-1530) fonde aux portes de Bourg-en-Bresse, le monastère de Brou pour servir de mausolée à son défunt mari.
Comme ailleurs, le jubé sépare le chœur de la nef, mais la fondatrice lui donne une fonction supplémentaire originale : à la manière d’une passerelle, le jubé relie sa chapelle privée à ses appartements réservés dans le monastère.
Chapelle Saint-Fiacre du Fouët
Même dans des chapelles, vous pouvez trouver des jubés. Celui-ci en bois sculpté et peint tape à l’œil. Élevé en 1480, il est intéressant jusque dans ses détails : on ne s’attend pas à voir représenter une scène de roman satirique, Renard prêchant les poules. Le jubé porte une habituelle crucifixion de Jésus, mais il est accompagné ici des deux larrons suspendus à leur croix.
Chapelle Notre-Dame de Plélauff
Son jubé en bois porte des panneaux représentant les 7 péchés capitaux, chacun illustré par un animal. Le paon désigne l’orgueil, le porc la gourmandise…
D’autres jubés en Bretagne méritent la visite, dans la chapelle Notre-Dame de Kerfons ou église de Loc-Envel.
Bonne chance dans votre découverte des jubés ! Ils sont rares. Attention à ne pas tomber dans le piège ci-dessous.
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