Aujourd’hui, le « faux » répugne. Il évoque une tromperie, une contrefaçon, un acte malveillant destiné à abuser. Mais cette vision est moderne. Au Moyen Âge, le rapport à la vérité et à l’authenticité se révèle plus complexe et nuancé. Et le plus inattendu dans cette affaire est que les clercs et les moines sont souvent les auteurs de ces falsifications.
Je vous propose donc de répondre à 3 questions :
- Pourquoi fabriquait-on des faux ?
- Comment étaient-ils perçus ?
- Comment est-on arrivé à les démasquer ?
Quand le faux servait une « vérité » supérieure
L’idée peut paraître paradoxale, mais dans la mentalité médiévale, forger un document n’était pas systématiquement un acte condamnable. Tout dépendait de l’intention. Le mensonge et la tromperie étaient attribués au diable, mais un faux produit par un homme pouvait être accepté s’il servait une cause jugée légitime. La fin justifiait alors les moyens. Un faux créé pour spolier et servir le mal était une abomination, mais un autre, fabriqué pour restaurer un droit légitime, consolider la mémoire d’une communauté ou renforcer la piété, pouvait être perçu comme un acte juste.
Il y a quelques années, je faisais des recherches sur une abbaye normande en fouillant dans ses archives. Je me suis aperçu que le plus ancien document, censé dater de 1070-1071, présentait plusieurs incohérences : les signataires n’étaient pas tous contemporains et certaines donations mentionnées s’avéraient en réalité postérieures. Bref, le document avait les caractères d’une forgerie. Comment une communauté monastique avait-elle osé frauder ?

Il faut se remettre dans le contexte. Je suppose que l’abbaye avait perdu le document original (les incendies n’étaient pas rares) ou pire, qu’il n’y en avait jamais eu. Or, les religieux avaient besoin d’un texte pour prouver la légitimité de leurs possessions, notamment face aux seigneurs voisins qui pouvaient contester leur autorité. Alors ils se sont résolus à reconstituer le parchemin.
Dans cette perspective, les moines-faussaires ne se percevaient pas comme des menteurs, mais bien comme des « restaurateurs de la vérité » selon l’expression de l’historien britannique Alfred Hiatt. Dans un monde ici-bas forcément imparfait, ils remédiaient à un vide documentaire. L’acte produit était matériellement faux mais son contenu était vrai ou, du moins, essayait de s’approcher de la vérité.
Doute sur les vies de saints
L’hagiographie, autrement dit la rédaction des vies de saints, regorge de récits dont la fidélité historique paraît incertaine.
Parmi les multiples dossiers, je me restreindrai à un exemple. Vers 1030, l’évêque de Limoges, Jourdain de Laron, commande la rédaction d’une Vie relatant la vie de saint Léonard. Gros problème : on ne sait quasiment rien de lui, si ce n’est peut-être par quelques traditions orales. Personne ne connaît la période où il a vécu. Tout au plus, sait-on que la collégiale de Saint-Léonard-de-Noblat, près de Limoges, conserve ses reliques. Suite à la demande de leur évêque, les chanoines du lieu doivent écrire son histoire et donc l’inventer. Ils font vivre saint Léonard, leur fondateur, au temps de Clovis et lui attribuent une réputation : celle de libérer les prisonniers qu’il visitait. Je me demande si cette idée d’un saint libérateur ne vient pas de son nom : Léonard (autrefois écrit « Liénard ») évoque les liens et donc les entraves des prisonniers.

Quoi qu’il en soit, la Vita est rédigée. Les moines disposent d’un récit sur leur fondateur ; les pèlerins savent désormais qui est l’homme derrière les reliques conservées dans la collégiale et pourquoi il faut le prier. Enfin, l’évêque dispose dans son diocèse d’un saint supplémentaire à montrer en exemple. Bref, tout le monde est content.
Cependant vous pourriez être choqué par cette méthode : l’hagiographie de saint Léonard est un tissu d’inventions. Les chanoines n’auraient sûrement pas pensé la même chose que vous. Soit ils vous auraient répliqué que Dieu leur avait inspiré les différents éléments du récit (qui oserait remettre en cause l’inspiration divine ?). Soit les religieux vous auraient répondu qu’ils ne cherchaient pas à produire une biographie factuelle et précise, mais à édifier les fidèles. Autrement dit, ils opéraient selon une logique de « vérité morale » et non de « véracité factuelle ». Qu’importe si les faits sont fictifs, du moment que les fidèles en deviennent plus pieux. Ce but est supérieur à celui de la rigueur historique.
En tout cas, le récit fonctionna. Pendant des siècles des familles invoquèrent le saint pour favoriser la libération d’un de leurs membres.

La Donation de Constantin : le faux qui a fondé un État.
Voici le faux le plus célèbre et sans doute le plus influent de l’histoire occidentale. La Donation de Constantin est un document prétendant être un décret de l’empereur roman Constantin Ier, datant du IVe siècle. Selon ce texte, l’empereur, reconnaissant d’avoir été guéri de la lèpre par le pape Sylvestre, lui aurait cédé le pouvoir impérial sur Rome et l’Italie et sur toutes les églises chrétiennes. Ce document a donc des conséquences politiques importantes.

En réalité, ce document a été forgé au VIIIe siècle dans un contexte houleux. La papauté, menacée en Italie par les Lombards et en rupture avec l’Empire byzantin, cherche un nouveau protecteur. Elle le trouve en la personne de Pépin le Bref, maire du palais des Francs. Le pape Étienne II traverse les Alpes en 754 pour le rencontrer. Sacré par le pontife, Pépin devient roi, écarte l’ancienne dynastie, les Mérovingiens, et inaugure la sienne, celle des Carolingiens. En retour, Pépin intervient en Italie et « donne » à la papauté les territoires conquis sur les Lombards, jetant les bases de l’État pontifical (à peu près l’Italie centrale). La Donation est fabriquée précisément pour fournir une justification juridique et historique à la souveraineté temporelle du pape, en la faisant remonter au premier empereur chrétien, Constantin.
Pendant tout le Moyen-Age, les papes ressortent la donation pour légitimer leur pouvoir temporel lorsque celui-ci leur est contesté par les empereurs germaniques ou les rois français. Sa portée est donc extraordinaire.
Fausses reliques, fausse monnaie et faux miracles
Sortons la tête de nos parchemins. Les faux pouvaient être des objets et des événements, touchant au sacré comme au profane.
- Les fausses reliques : La possession de reliques était un enjeu capital de prestige et de revenus pour les églises et les monastères. Cette immense demande a engendré un marché florissant où l’authenticité était secondaire. Des réseaux de faussaires, dont faisaient partie des clercs, vendaient de faux ossements ou de faux fragments de la Vraie Croix. Le phénomène ne fait aucun doute. Sinon, comment expliquer qu’on recense à travers la chrétienté jusqu’à 29 clous de la crucifixion et 12 crânes de saint Jean-Baptiste ?

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- La fausse monnaie : Il ne s’agissait pas d’une simple escroquerie. Falsifier la monnaie était une attaque directe contre l’autorité du souverain, dont l’effigie garantissait la valeur de la pièce. C’était un crime de lèse-majesté, une trahison politique. La sévérité du châtiment était à la hauteur du crime : les faux-monnayeurs encouraient la peine de mort : on les pendait ou on les bouillait vifs dans un chaudron.
- Les faux miracles : La promotion du sacré pouvait aussi passer par la tromperie. D’un côté, des clercs peu scrupuleux mettaient en scène ou exagéraient des guérisons grâce à leurs reliques, pour augmenter la réputation de leur église et attirer les pèlerins. De l’autre côté, des individus simulaient des maladies, des infirmités puis des guérisons spectaculaires, juste pour recevoir des aumônes. En 1299, les inquisiteurs de Bologne traquaient un frère mendiant qui feignait des miracles à partir d’eau-de-vie et d’un supposé voile de la Vierge.
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L’art de démasquer le faux : la naissance de l’esprit critique
Face à telles tromperies, vous pourriez penser les gens du Moyen Âge trop crédules. En fait, le sens critique n’était pas absent et des faux étaient régulièrement dénoncés, notamment lors de procès. L’affaire Robert d’Artois en fournit un bon exemple. Si vous avez lu les Rois maudits, vous connaissez Robert d’Artois, le protagoniste principal. Petit-fils du comte d’Artois, il a vu sa tante Mahaut hériter du comté. Ce qu’il n’accepta jamais. À plusieurs reprises, il tenta par des jugements de récupérer son héritage. Le romancier Maurice Druon s’inspire de faits réels. En 1328, Robert d’Artois demanda à nouveau justice à la monarchie. Son espoir était augmenté par le fait que le nouveau roi, Philippe VI, était son beau-frère. En prime, Robert apportait cette fois plusieurs parchemins qui prouvaient les manigances de Mahaut.

Malheureusement pour lui, les officiers du roi se rendirent compte de la fausseté des documents et trouvèrent même la faussaire, Jeanne de Divion. La noble femme avoua et fut brûlée. Robert, complice dans la falsification, fut banni et se réfugia en Angleterre. D’où il convainquit le roi anglais de prétendre à la couronne de France. Ainsi se déclencha la guerre de Cent Ans. Quel effet papillon ont créé ces faux documents !
Au XVe siècle, les méthodes pour démasquer les faux prennent un caractère scientifique grâce à l’humaniste italien Lorenzo Valla.
En 1440, Valla s’attaque à la fameuse Donation de Constantin, décrite plus haut. Il en démontre la fausseté de manière implacable. Ses méthodes d’expertise sont d’une modernité saisissante. Son analyse philologique (la critique de la langue) est décisive : il prouve que le latin utilisé est truffé de termes qui n’existaient pas au IVe siècle, comme le mot « fief » (feudum). Il relève aussi les incohérences historiques, comme la mention de Constantinople alors que la ville n’est pas encore fondée au moment supposé de la rédaction du document. Enfin, il utilise des arguments juridiques imparables, expliquant que, selon le droit romain, un empereur romain n’avait tout simplement pas le droit de céder une partie de l’Empire. Ce travail est considéré comme l’un des actes de naissance de la critique historique moderne, fondée sur l’analyse rationnelle et rigoureuse des sources.

La traque continue
Tous les historiens sont les héritiers de Lorenzo Valla. Ils ont appris à s’assurer de l’authenticité des textes qu’ils étudient. C’est leur première tâche avant d’essayer de reconstituer ce qui s’est passé. Dans ce but, ils repèrent les anachronismes dans les documents :
- soit dans leur contenu. Par exemple, à la date indiquée dans le texte, l’auteur est déjà mort.
- soit dans la forme. Au XIXe siècle, le faussaire Denis Vrain-Lucas avait réussi à vendre des lettres de différents personnages historiques à Michel Chasles, professeur à Polytechnique et membre de l’Académie française. Pourtant, le fait que les lettres de Jeanne d’Arc ou de Charlemagne soient écrites sur papier et non sur parchemin aurait dû le faire douter.

Aujourd’hui, les historiens, les archéologues et les historiens de l’art bénéficient de l’aide des sciences dures pour distinguer le vrai du faux. Des laboratoires peuvent analyser l’ADN d’une relique ou d’un os supposé royal. En 1988, on préleva des échantillons du suaire de Turin pour évaluer sa datation grâce à la méthode du carbone 14.
Les progrès continuent et devraient nous révéler de nouvelles supercheries. En septembre 2025, une équipe de chercheurs autour du professeur Fabio Marzolo de l’université de Padoue publia son étude physico-chimique sur le célèbre lion de Venise, symbole de saint Marc. Conclusion incroyable : le cuivre de l’œuvre provient du bassin du fleuve Yang Tsé en Chine, ce qui remet en cause les anciennes hypothèses localisant sa fabrication en Méditerranée ou en Anatolie. En prime, le style de la statue — notamment ses ailes, ses cornes originelles et ses oreilles raccourcies — ne correspond pas aux canons artistiques de l’Europe médiévale mais plutôt à des statues funéraires de la dynastie chinoise Tang, typiques des « gardiens de tombes » comme les dragons.

L’un des plus grands symboles de la République de Venise est en fait un remploi artistique venu d’Extrême-Orient !
Conclusion
Cette exploration du faux au Moyen Âge démontre l’ambiguïté de son statut. Il n’est pas forcément réprouvé. Selon l’historien Paul Bertrand, pendant une grande partie du Moyen Âge, la création de tels documents ne soulève guère de scandale : la notion d’authenticité documentaire n’a pas la même acuité qu’aujourd’hui. Certes la société désapprouve les faussaires qui recherchent l’intérêt pécuniaire (comme les faux monnayeurs ou les faux miraculés) mais l’acte n’est pas toujours malveillant. De nombreux textes faux ont été produits pour remplacer des originaux perdus, ou pour donner consistance à un saint fondateur dont on ne connaissait plus rien. Le Moyen Âge avait un sens souple à l’égard de la vérité.
Cet article m’est inspiré par l’exposition « Faux et faussaires – Du Moyen Âge à nos jours », aux Archives nationales, du 15 octobre 2025 au 2 février 2026

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