Les chrétiens auraient bâti leur église à l’emplacement de sites païens. Pour moi, on tient là un des plus gros mythes sur la christianisation. Quels facteurs déterminaient vraiment l’implantation des églises ?
Que les églises sont installées sur des sites païens christianisés, l’idée semble une évidence. Des exemples fameux viennent à l’appui. La cathédrale de Strasbourg serait bâtie sur un sanctuaire dédié à Mars. Enfin, il est souvent répété que la cathédrale de Chartres est implantée à l’endroit où les druides gaulois se réunissaient.
À quelques kilomètres de chez moi, se trouve un lieu appelé « Fontaine Saint-Méen » qui transpire le paganisme refoulé. Au pied d’un chêne multiséculaire, coule une source dont l’eau est reconnue guérir les maladies de peau. Il suffit d’y tremper un linge, d’en nettoyer la peau et de l’abandonner sur l’arbre ; saint Méen, dont l’église apparaît cent mètres plus haut, vous guérira. Comment ne pas penser à une croyance païenne rhabillée par l’Église ?
Cependant, ce genre d’affirmation sur la continuité des lieux sacrés me rappelle les idées reçues sur l’alimentation : les féculents font grossir ; le sucre roux est meilleur pour la santé que le sucre blanc… Tout le monde les répète, mais sans jamais avoir étudié la question. Justement, creusons-la.
De l’intérêt de remployer des temples païens
En 601, l’abbé Mellitus s’apprête à partir pour l’Angleterre. Sa mission : rejoindre l’évêque Augustin et l’aider dans la conversion au christianisme des barbares locaux, les Angles. Avant son départ, Mellitus relit les consignes que le pape Grégoire le Grand lui a transmises :
« Lorsque le Dieu tout-puissant t’aura fait parvenir auprès du très révérend évêque Augustin, notre frère, dit-lui que j’ai longuement réfléchi au sujet des Angles : je veux dire qu’il ne faut pas détruire les temples qui abritent les idoles, mais les idoles qui s’y trouvent ; on aspergera les temples avec de l’eau bénite, puis on érigera des autels où seront disposées les reliques. Car si ces temples ont été convenablement bâtis, il est indispensable qu’ils passent du culte des démons au service du vrai Dieu. Ainsi, voyant que leurs temples ne sont pas détruits, les habitants pourront renoncer du fond de leur cœur à leurs erreurs et, connaissant désormais le vrai Dieu, se sentir d’autant plus prêts à revenir l’honorer dans des lieux qu’ils fréquentaient naguère ».
Grégoire le Grand, pape de 590 à 604
Dans cette lettre, Grégoire développe une tactique originale de christianisation : convertir les peuples païens presque en douceur, sans bousculer leur habitude, en conservant leurs lieux de culte. De nos jours, on parlerait de manipulation. Un peu comme des parents qui feraient manger à leurs enfants rebelles aux légumes, des pâtes aromatisées aux épinards (oui, aujourd’hui, je suis obsédé par les analogies alimentaires ; je dois avoir faim).
En tout cas, les conseils du pape Grégoire accréditent l’hypothèse de la continuité entre paganisme et christianisme. Un exemple plus ancien renforce cet argument.
Un temple s’éteint, une église s’éveille
Deux siècles auparavant, saint Martin, le grand évangélisateur des Gaules, ne fait pas dans la dentelle. Là où il passe, le paganisme trépasse. Sans ménagement, il fait abattre les temples sur sa route. Son activité d’éradication fait l’admiration de son biographe et contemporain Sulpice Sévère :
« Avant l’arrivée de Martin, presque personne ne connaissait le nom de Jésus-Christ dans ce pays [entre Poitiers et Tours]. Mais ses vertus et ses exemples y ont été si puissants, que cette contrée est maintenant couverte d’églises et de monastères. À peine un temple païen est-il détruit, que sur son emplacement s’élève une église ou un couvent ».
Vie de saint Martin, début du IVe siècle
La méthode, plus brutale qu’en Angleterre, aboutit au même résultat : l’église succède au sanctuaire polythéiste. 2-0 en faveur des tenants de la continuité religieuse des lieux de culte.
Et bientôt 3-0. L’histoire nous offre en effet des exemples célèbres de réaffectation : en 609, le pape Boniface IV transforme le Panthéon de Rome, temple dédié à toutes les divinités antiques, en une église en l’honneur de Marie et des martyrs. Si à Vienne (Isère), les touristes peuvent visiter le très ancien temple d’Auguste et de Livie, c’est parce que sa conservation vient de sa conversion en église.
Comment peut-on encore soutenir la thèse d’une discontinuité entre lieux de culte païen et lieu de culte chrétien ? Même l’archéologie le prouve. Que ce soit en ville (Genève en Suisse), ou en campagne (Jau-Dignac-et-Loirac en Gironde ou Roujan dans l’Hérault…), les églises ont repris les murs de temples antiques. 4-0.
Après une telle série de claques, le match semble plié : les chrétiens ont bien bâti leur église sur de précédents sites religieux. Mais il me reste un peu de temps pour vous faire douter avant le coup de sifflet final.
Ce que dit l’archéologie
Je suis passé vite sur les preuves archéologiques. Or, elles sont déterminantes. Grâce aux fouilles, on peut explorer le sous-sol des églises et, s’il se trouve des vestiges interprétables, connaître la fonction antérieure. Ma petite enquête se conclut par une affirmation claire : dans l’Europe de l’Ouest (rien que ça !), très peu d’églises succèdent à des temples païens. En campagne, on ne recense que quatre exemples à ce jour (chiffre qui peut cependant augmenter dans les années à venir) : Jau-Dignac-et-Loirac, Roujan (déjà cités), Saint-Georges de Boscherville (Seine-Maritime) et Civaux (Vienne).
Par contre, on recense beaucoup plus d’églises implantées sur des bâtiments antiques civils, par exemple des thermes ou des villas : Saint-Pierre-aux-Nonnains à Metz, l’église Saint-Clair de Donville (Manche), Saint-Martin de Moissac (Tarn-et-Garonne, à ne pas confondre avec l’abbaye), le groupe épiscopal de Cimiez (Alpes-Maritimes), l’église abbatiale de Cruas (Ardèche), l’église romane de Thaims (Saintonge), l’église de Gisay-la-Coudre (Eure), la petite cathédrale de Sagonne (Corse), l’église d’Entrammes (Mayenne)… Désolé pour cette liste à rallonge. Mais sur ce sujet controversé, je me dois de défendre mon point de vue précisément.
Avec cet argument, vous m’accorderez, je l’espère, au moins un but. Nous voilà à 4-1. Je suis encore loin de renverser le match.
Les temples abandonnés et oubliés
Tirons encore la ficelle de l’argument archéologique. Intéressons-nous plus précisément au site de Saint-Georges-de-Boscherville (Seine-Maritime) déjà évoqué. Des fouilles conduites de 1978 à 1993 ont permis de suivre sa longue histoire religieuse. Aujourd’hui trône une grande abbatiale romane. En fouillant dans le cloître, les archéologues Jacques Le Maho et Nicolas Wasylyszyn ont trouvé les ancêtres du monument : une collégiale au XIe siècle qui remplaça une chapelle du VIIe siècle, qui elle-même s’installa sur un temple antique. Le site de Saint-Georges-de-Boscherville illustrerait donc le choix du clergé catholique de s’implanter sur des sites païens. Vraiment ?
Après la seconde moitié du IIIe siècle, le temple tombait en ruine. Il n’était probablement plus fréquenté. Ce n’est que quelques centaines d’années plus tard que le bâtiment est réutilisé comme chapelle. D’où la conclusion des deux archéologues : « la conversion du temple de Boscherville en église ne procéderait pas du souci de christianiser un lieu païen, mais sans doute plus simplement de réutiliser à peu de frais un édifice antique à l’abandon, mais encore solide, qu’il suffisait de remettre hors d’eau et de réaménager de façon sommaire pour le convertir en lieu de culte chrétien ». On peut aussi se demander si, après une aussi longue période de désaffectation, les bâtisseurs du Moyen Âge connaissaient le rôle religieux de l’édifice antique.
Légende urbaine
Rouvrons le dossier de tous ces hauts-lieux du christianisme, à qui on attribue volontiers des antécédents païens. De cette masse de pages, j’en extirpe le cas emblématique de Chartres.
La cathédrale Notre-Dame de Chartres se situerait à l’emplacement d’une grotte très ancienne : des druides s’y réunissaient pour vénérer la statue d’une déesse-mère, rapidement reconnue comme la Vierge Marie.
Jouons au procureur. Est-ce que l’affaire chartraine repose sur des faits solides ? Imaginez des chips sur une table et appuyez dessus : voici ce que j’en pense (encore une preuve que j’ai faim).
Au cœur du dossier, se trouve le rapprochement forcé entre trois éléments mal interprétés :
- Dans la Guerre de Gaules, Jules César évoque des druides se rassemblant annuellement « en un lieu consacré en marge du territoire des Carnutes ». Vous conviendrez de la localisation très vague. Pourtant, elle a été interprétée comme celle de Chartres, capitale peu marginale du peuple des Carnutes.
- Un puits d’origine gallo-romaine se trouve dans la crypte sous la cathédrale. Preuve que le monument chrétien recouvre un lieu de culte ancien. Doucement, doucement. La première cathédrale de Chartres intégrait-elle ce puits ? Ne s’est-il pas retrouvé incorporé lors de l’agrandissement de la cathédrale romane ? Ensuite, faut-il obligatoirement associer un puits à une fonction cultuelle ? Statistiquement, c’est le moins probable. Sur ce sujet, je vous invite à lire mon article sur les puits dans les églises.
- Une statue de Marie portant l’inscription « Virgini pariturae » (« la Vierge qui enfantera ») était vénérée dans la cathédrale. La Vierge qui enfantera ? La formule intrigue. Elle insinue un culte à la Vierge avant qu’elle ne soit mère. Ce culte serait donc antérieur à la naissance du Christ et donc tout à fait contemporain des assemblées de druides mentionnées par César. Il y a quelques années, l’historien Nicolas Balzamo a démonté cette interprétation. On fêtait la Nativité de la Vierge le 8 septembre. Elle était alors « la Vierge qui enfantera » puisque, dans le calendrier liturgique, la Nativité de son fils intervient plus tard, le 25 décembre.
Bref, les arguments en faveur d’une origine païenne de la cathédrale Notre-Dame de Chartres sont soit faux, soit flous. En fait, comme le résume Nicolas Balzamo, « nous n’avons pas de données sur la cathédrale antérieures au VIIIe siècle ». On peut étendre cette conclusion à bien d’autres monuments chrétiens à qui on prête hâtivement des antécédents polythéistes (le Mont-Saint-Michel, les cathédrales de Strasbourg ou de Marseille…).
Où en sommes-nous dans le match ? 4-3, n’est-ce pas ? Le match nul semble à ma portée. Je peux y prétendre à condition de répondre à cette question qui vous travaille sûrement depuis la lecture de cet article : si la géographie ecclésiale colle rarement à la localisation des sanctuaires païens, comment les chrétiens déterminaient-ils le site d’implantation de leurs églises. Suivons le chemin d’un mort-vivant, saint Denis.
Saint Denis nous guide vers une réponse
Au début du christianisme, l’évêque Denis réussit à convertir nombre de Parisiens. Inquiet, l’empereur païen arrête le fauteur de troubles et ses deux compagnons. Suppliciés, les trois chrétiens sont décapités sur le « Mont de Mercure », l’actuel Montmartre. Miraculeusement, saint Denis survit à l’exécution. Il se redresse, ramasse sa tête, marche vers le nord, certes déboussolé, mais heureusement guidé par deux anges. Au bout de deux lieux, ses forces l’abandonnent : il s’écroule définitivement. Une femme pieuse, Catulla, recueille son corps et l’enterre.
Quelques siècles plus tard, sainte Geneviève retrouve la tombe et y construit une basilique. C’est le point de départ d’une abbaye si puissante au Moyen Âge, tombeau des rois de France : Saint-Denis.
Qu’importe si cette histoire vous semble en partie des salades (miam, miam). La vie de saint Denis explique la localisation de nombreuses églises : elles se dressent à l’emplacement d’une tombe de saints ou de martyrs. Revenons sur saint Martin, l’évangélisateur de Gaule et pourfendeur de temples. Lorsqu’il meurt en 397 après J.-C., il n’est pas enterré dans sa ville, Tours. Les mentalités romaines interdisent les sépultures dans le périmètre urbain. Il est enseveli dans une nécropole, à la sortie de la ville, le long de la route conduisant à Poitiers. Le successeur de Martin, l’évêque Brice, y fait édifier une basilique. Ainsi commence l’histoire d’une autre abbaye célèbre : Saint-Martin de Tours.
Le destin funéraire de saints éclaire donc l’implantation de certaines églises. Mais ces exemples ne sont pas les plus fréquents.
Les autres facteurs de localisation des églises
Grâce aux vies de saints et à l’archéologie, on se rend compte que la présence d’un ancien sanctuaire païen n’est pas la condition nécessaire pour implanter un lieu de culte chrétien. Voici quelques pistes alternatives :
- La localisation des cathédrales obéit surtout à la géographie du pouvoir. Elles sont fixées à l’intérieur des villes, bien à l’abri des remparts (le castrum). Homme puissant, l’évêque n’installe pas son église et son palais en pleine campagne, ni même dans un quartier urbain à vocation artisanale : il s’installe, s’il le peut, au centre névralgique de la cité, près du forum. Inutile d’invoquer des courants telluriques dans le sous-sol comme explication.
- Dans les campagnes, beaucoup d’églises s’enracinent sur les domaines, les villas, des grands propriétaires. D’usage privé d’abord, elles acquièrent une vocation paroissiale. Dans le même genre d’idée, des seigneurs installent à proximité de leur château une chapelle (la chapelle castrale) qui devient finalement l’église du village.
- L’archéologie démontre que les nécropoles (cimetières) déterminent la fixation de certaines églises. Sur la commune de Saleux (Somme), l’archéologue Isabelle Catteddu a fouillé une nécropole établie sur les bords d’une rivière. Parmi les tombes (de simples fosses), une d’entre elles se distingue : le défunt (ou la défunte) était placé dans un sarcophage, protégé par un édicule. Qui était ce personnage bénéficiant d’une telle attention ? Un aristocrate ? Un grand propriétaire de domaine ? Un clerc vénéré ? Elvis Presley ? On ne le sait pas. Mais c’est autour de cette tombe privilégiée qu’on bâtit l’église au VIIIe siècle.
Conclusion
Entre le IVe et le XIe siècle, un semis d’églises recouvre la Gaule au fur et à mesure de la christianisation et de la croissance démographique. Cet article n’épuise les raisons pour lesquelles les hommes ont choisi de bâtir ici plutôt que là. Il n’en ressort pas moins une idée forte dont j’espère vous avoir convaincu malgré mon départ catastrophique : « Les exemples de continuité entre temples et églises restent rares et ils font souvent suite à une période d’abandon : ce sont des bâtiments abandonnés plus que des temples qui sont transformés. » Citation extraite d’un article synthétique de l’archéologue Thomas Creissen, que je vous conseille de lire : « La christianisation des lieux de culte païens : “assassinat”, simple récupération ou mythe historiographique ? ».
Parcourez aussi cet article de Laurent Scheider, « Les églises rurales de la Gaule (Ve-VIIIe s.). Les monuments, le lieu et l’habitat : des questions de topographie et d’espace ». L’auteur s’intéresse aux sites d’implantation des premières églises en France.
Lecteur, lectrice, je vous adresse mes félicitations. Vous êtes parvenus aux dernières lignes de l’article le plus long de ce site web. De cette rédaction, je ressors affamé, mais fier d’avoir gagné le match (disons 5-4) face aux défenseurs de la continuité des lieux sacrés. Cependant, la zone des commentaires vous attend ci-dessous pour jouer les prolongations.
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