Dans les maisons ou dans les villages, un puits sert à disposer d’eau pour l’arrosage, pour la cuisine ou pour le nettoyage. Autant d’activités sans rapport avec les fonctions d’une église. Et pourtant, on découvre des puits à l’intérieur. Quel était leur rôle ? Pourquoi ont-ils été souvent bouchés ?
Quand j’étais guide dans la cathédrale de ma ville (Lisieux), je me faisais un plaisir d’indiquer aux visiteurs un endroit de la nef, occupé simplement par des chaises. Je leur demandais de s’approcher. Les visiteurs étaient intrigués : qu’y avait-il de curieux ou d’intéressant ici ? La réponse se trouvait sous leurs pieds. Ils marchaient sur une dalle gravée du mot « puits ». Elle rappelait l’emplacement d’un puits dans la cathédrale.
Naturellement, je m’empressais d’expliquer cette présence insolite. À l’époque (c’était il y a 20 ans environ), je donnais trois raisons :
- Cultuelle. L’eau du puits était utilisée pour la liturgie.
- Militaire. Lorsque la ville était assiégée, les habitants se réfugiaient dans la cathédrale où il pouvait compter sur des murs solides et un point d’eau
- Artisanale. Pendant la construction de l’édifice, les travailleurs avaient ainsi un accès direct sur le chantier à l’eau nécessaire à bâtir.
Je le disais tout à l’heure : c’était il y a 20 ans que j’affirmais cela aux visiteurs avec tout l’enthousiasme et la naïveté de ma jeunesse. Même si j’étais parallèlement étudiant en histoire, je dois reconnaître que j’avais des connaissances assez limitées sur les cathédrales. Aujourd’hui, est-ce que je donnerais les mêmes arguments ?
Mon objectif
Si vous me lisez régulièrement, vous connaissez probablement ma démarche. Les églises sont un monde difficilement déchiffrable, car elles ont été souvent bâties il y a plusieurs siècles. Pourquoi sont-elles bâties ainsi ? Comment fonctionnaient-elles ? Que signifiait telle peinture ou telle sculpture ? Ces interrogations font parfois fleurir des interprétations inexactes, voire farfelues, sur le sujet.
J’essaie donc de trouver la vérité, du moins de m’en approcher. Notamment en lisant de véritables spécialistes de l’histoire ou de l’art du Moyen Âge, qui savent regarder une époque ou un monument avec les yeux de leurs contemporains.
À propos des puits, cette aide des historiens ou des historiens de l’art s’évanouit. J’ai beau éplucher les livres de ma bibliothèque, le sujet ne fait pas partie des préoccupations de leurs auteurs. Nous allons donc devoir, vous et moi, essayer de progresser et de poser quelques balises (mais sans détresse).
Si Viollet-le-Duc le dit
Reprenons les arguments. La présence de puits dans les églises tiendrait à trois raisons :
L’explication cultuelle
L’argument tient la route sans totalement me convaincre. Certes, l’eau est indispensable pour le culte. Il faut remplir la cuve baptismale ; pendant les messes, les prêtres se lavaient les mains. En témoignent les petites piscines ou crédences qui sont logées dans les murs.
Ces nécessités du culte justifient-elles le creusement d’un puits ? Il y avait sûrement des moyens plus faciles d’obtenir de l’eau (rivière, citerne), mais l’eau, recueillie dans le périmètre de l’église, était peut-être estimée plus pure. C’est une hypothèse que je ne peux pas prouver.
L’explication militaire
Lors des sièges, les églises pouvaient servir de refuge. À Lisieux, au début de la guerre de Cent Ans, la cathédrale et le manoir de l’évêque formaient un ensemble fortifié appelé Fort-l’Evêque. Les traces en ont disparu, mais l’on peut voir ailleurs des églises à prétention défensive. Comme les châteaux forts, elles possèdent des façades peu percées, une tour et des meurtrières. Or, à quoi bon avoir un bâtiment en état de se défendre si les défenseurs et les réfugiés mouraient de soif à l’intérieur ?
Vous conviendrez de la valeur de l’argument. En même temps, toutes les églises n’étaient pas des châteaux en puissance. Dans certaines villes, les remparts suffisaient à la protection. Dans certains villages, la fuite était la meilleure solution pour survivre. Alors pourquoi creuser un puits ?
L’explication artisanale
Pendant les chantiers de construction, l’eau était un ingrédient nécessaire à la préparation des mortiers, le ciment de l’époque.
C’est en fait l’architecte des monuments historiques Viollet-le-Duc (1814-1879) qui est à l’origine de cette explication. Dans son toujours utile Dictionnaire raisonné de l’architecture, il accorde un article au puits dans lequel il précise : « Presque toutes les églises possèdent un puits, soit percé dans une crypte, soit dans un collatéral. Ces puits avaient primitivement été creusés pour les besoins des constructeurs ; l’édifice terminé, on posait une margelle à leur orifice, et ils étaient réservés au service du culte. ».
Peut-on critiquer Eugène Viollet-le-Duc, le dieu de l’architecture médiévale ? Je suis un nain à côté de lui. Je m’autoriserai juste cette réflexion : encore une fois, n’y avait-il pas des moyens — un peu moins proches, mais plus pratiques — d’obtenir de l’eau ? Par exemple, une rivière (plusieurs traversent Lisieux) ou une citerne qui recueillait l’eau dévalant les immenses toitures de l’église ? Avec un puits, vous vous approvisionnez en eau au rythme du seau que vous descendez et remontez avec une manivelle et une corde. C’est faisable, mais peut-être moins efficace qu’un puisage dans un cours d’eau.
Aucun des trois arguments (cultuel, militaire, artisanal) n’emporte mon adhésion totale, car je n’ai pas trouvé de textes médiévaux qui attestent ces trois utilisations. En fait, les sources d’époque nous orientent vers une autre fonction…
Le puits sacré
Vers l’an 900, l’abbé Abbon nous explique que dans la crypte de son monastère — l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés à Paris — se trouve un puits à côté du tombeau de l’illustre saint Germain, ancien évêque de Paris. Cette proximité avec un corps saint rend l’eau miraculeuse. Le prêtre chargé de la garde du puits est un coquin : il vend très cher le liquide aux malades qui en attendent une guérison.
À Chartres, la crypte de la cathédrale abritait un hôpital. D’après l’historien de l’art Lefèvre-Pontalis, on soignait les malades avec l’eau du Puits des Saints-Forts. Les pèlerins venaient nombreux y boire, attirés par sa réputation miraculeuse.
L’origine de ce pouvoir remonte à un événement dramatique. En 858, les Vikings s’emparent de la ville. L’évêque Frotbold et de nombreux fidèles sont égorgés. Après le départ des envahisseurs, les survivants jettent, selon la légende, les cadavres de ces martyrs dans le puits. Loin de contaminer l’eau, les corps sacrifiés lui auraient donné des vertus curatives.
Comme le prouve ces anecdotes, les puits ont donc une quatrième fonction : guérir.
Vous me répliquerez toutefois : « oui, mais ça n’explique pas pourquoi on l’a creusé. Quand on se débarrassa des cadavres à Chartres, le puits existait déjà. Quelle est son origine ? ». Bien dit ! Vous êtes très fort 😊. Je suppose que certains d’entre vous ont même une réponse à cette énigme : ces orifices souterrains remonteraient à des temps plus reculés, antérieurs à la christianisation. Ah là, nous n’allons pas être d’accord.
Des puits païens aux puits chrétiens
Dans la crypte de la cathédrale de Chartres, le puits des Saints-Forts serait une bonne illustration de ces sites païens. Une tradition médiévale racontait que la crypte remplaçait une grotte où se réunissaient les druides. Le puits serait contemporain de ces Gaulois. D’ailleurs de nombreuses publications le qualifient de « puits gaulois », de « puits celtique » ou de « puits gallo-romain ».
Prudence, prudence. Outre le fait que cette explication apparaît subitement après le XIIIe siècle, l’archéologie est à ma connaissance aujourd’hui incapable de déterminer si un puits est antique, carolingien ou médiéval. Donc, méfiez-vous si un guide ou un fascicule vous présente un puits d’église comme gaulois. Surtout s’il n’a pas été fouillé avec des méthodes modernes.
Vous me répliquerez que ça n’interdit pas d’en émettre l’hypothèse. Et vous avez raison (quelle perspicacité !). Le puits était peut-être en effet le centre d’un culte païen que l’Église a habilement christianisé en l’intégrant à une église et en brodant autour une légende sainte. Les puits chrétiens recouvrent les vestiges d’un paganisme ancien.
Autant je pense ce raisonnement possible pour une source — une eau qui surgit de la terre présente un aspect presque magique — autant pour le puits, je doute. On ne creuse pas un puits au hasard. On sait qu’à une profondeur plus ou moins variable, on va tomber sur une nappe phréatique. Où est le prodige ?
Ensuite, les puits ne semblent pas fasciner les païens. J’en tiens pour preuve un acte de Charlemagne à l’encontre des restes de paganisme dans la population. Dans le capitulaire Admonitio generalis, le futur empereur commande : « pour ce qui est des arbres, des pierres et des fontaines, auprès desquels des pauvres d’esprit allument des flambeaux ou pratiquent d’autres rites, nous ordonnons que ces usages exécrables à Dieu soient totalement anéantis et que partout ils disparaissent ».
Pas tendre, ce Charlemagne. Vous noterez surtout qu’il n’est pas fait mention des puits. Ils ne semblent pas revêtir un caractère sacré dans les populations non ou mal christianisées.
Reste un dernier mystère à éclaircir…
La fermeture des puits
En 1687, les chanoines de la cathédrale de Lisieux refont le dallage de leur église. Dans le sous-sol de la nef, ils ont la surprise de tomber sur le puits. N’en voyant pas l’utilité, ils le recouvrent d’une grande dalle qu’ils vont emprunter à l’un de leurs prédécesseurs : sa pierre tombale est récupérée pour boucher le trou ! Mort depuis un siècle, le chanoine défunt n’était plus en état de protester contre cette violation de domicile.
L’autre intérêt de cette histoire, c’est de montrer que la mémoire de ce puits était perdue au XVIIe siècle. Sûrement parce qu’il avait été depuis longtemps obstrué. À Chartres, le puits des Saints-Forts semble avoir été comblé au XIIIe siècle lors de la construction de la cathédrale gothique. En tout cas, il ne fonctionnait plus en 1580. À Saint-Germain-des-Prés, le puits disparaît vers 1160, aussi lors de la transformation gothique du monument.
Paradoxalement, ces abandons de puits donnent un éclairage sur leur utilisation. Aucune des fonctions que nous avons déterminées (cultuelle, artisanale, militaire, guérisseuse) ne semble avoir été suffisante pour justifier la continuité d’exploitation de son eau. À Lisieux, la création de remparts autour de la ville au XVe siècle a peut-être fait perdre à l’église son intérêt défensif. L’accès à un point d’eau n’était plus nécessaire. Nous avons donc une explication pour l’argument militaire. Par contre, pour le reste, l’abandon du puits devrait vous surprendre.
Alors qu’on pensait que les puits étaient utilisés pour la fabrication du mortier, ils sont justement abandonnés au moment de l’ouverture de grands chantiers gothiques de reconstruction à Chartres et Saint-Germain-des-Prés. Alors que l’on continue à baptiser et à faire des messes, on comble une des ressources possibles en eau pure. On n’a même pas voulu conserver la fonction guérisseuse. Est-ce qu’elle dérangeait ? Le clergé se méfiait peut-être d’une pratique qui flirtait avec la superstition.
En somme, la fonction des puits dans les églises reste en partie mystérieuse. Je suis désolé de vous livrer, encore une fois, un article aussi peu affirmatif. Sans jeu de mots, je vous laisse un peu au fond du trou. Si on regarde du bon côté des choses, tant mieux. On ne sait pas tout ou je ne sais pas tout. Bientôt, espérons-le, nous aurons le bonheur d’entendre ou de lire un historien ou un archéologue qui nous apportera la solution de l’énigme. Vous avez une idée ? Laissez-la en commentaire tout en bas de cette page !
Liste non exhaustive des églises dotées d’un puits
Ils ne sont pas tous visibles.
Bretagne
Cathédrale de Dol
Grand-Est
Cathédrale de Troyes, basilique de Notre-Dame-de-l’ Épine,
Pays de la Loire
Cathédrale de Nantes (visible), église de Cheffois
Normandie
Cathédrales de Bayeux, de Rouen, de Sées, de Lisieux, de Coutances, église d’Étretat
Centre-Val-de-Loire
Cathédrale de Chartres, église de la Ferté-Villeneuil
Occitanie
Cathédrale de Rodez, abbatiale de Saint-Gilles-du-Gard, églises de Livernon, de Larresingle, de Gallargues-le-Montueux, de Saint-Pierre-ès-Liens à Saint-Pierre-Toirac
Nouvelle-Aquitaine
Abbatiales aux dames à Saintes, collégiale de Capdrot, églises de Nadaillac, de Beaumont-du-Périgord
Auvergne-Rhône-Alpes
Abbatiale de Saint-Philibert de Tournus, basilique Notre-Dame-du-Port de Clermont-Ferrand, église de Chaussan
Hauts-de-France
Cathédrale d’Amiens, abbatiale Saint-Médard de Soissons,
Île-de-France
Abbatiale de Saint-Germain-des-Prés, église Saint-Séverin à Paris ; église de Saint-Sauveur de Melun, église de Saint-Sulpice-de-Favière
Provence-Alpes-Côte-d’Azur
Églises des Saintes-Maries-de-la-Mer, de Chaussan, de Nadaillac, de Livernon, de Larressingle…
A l’étranger
Basilique Saint-Hermès-de-Renaix (Belgique), église de Servion (Suisse), chapelle de la Vierge dans l’abbaye de Glastonbury (Angleterre), église Saint-Pierre de Regensburg (Allemagne), cathédrale de Nidaros à Trondheim (Norvège),
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