À quoi ressemblaient les châteaux forts avant qu’ils ne tombent en ruine ? Tournons les pages des manuscrits médiévaux pour le savoir. À l’intérieur, de splendides enluminures peintes au XVe siècle atteignent un réalisme inédit. Se révèlent des détails aujourd’hui disparus. Attention à vos yeux : vous risquez d’être ébloui par la beauté des images à venir.
Des châteaux trop simples
Retrouver l’apparence des châteaux forts au temps de leur splendeur et utiliser les manuscrits médiévaux pour cela est une quête, qui dans les premiers temps, est décevante. Jusqu’au XVe siècle, les images, stéréotypées, manquent de réalisme.
Regardez cet exemple pourtant tardif. Le château est aussi stéréotypé qu’un pictogramme. L’artiste s’est contenté de figurer une tour carrée, deux tourelles, des créneaux et une grande porte dont la herse est relevée. Une économie de moyens qui assure la mission essentielle : tous les lecteurs ont compris de quel type de bâtiment il s’agit. Un peu comme aujourd’hui on représente sur la porte des toilettes publiques une femme sous la forme d’une silhouette noire au corps triangulaire. Non, une femme ne ressemble pas à ça. Qu’importe, on cherche plus l’identification rapide, le symbole que le réalisme.
C’est presque pareil avec cette image. Les détails de la fortification ne sont pas très convaincants. À se demander si l’artiste a déjà vu des créneaux ou des mâchicoulis. Et toujours ces problèmes de proportion. Les artisans semblent des géants qui d’un méchant coup de pied pourraient renverser les murs. Vous l’avez compris : il est difficile de s’appuyer sur des images antérieures à 1400 pour se représenter fidèlement un château médiéval.
Enfin, au XVe siècle, des châteaux intéressants
Ensuite, au XVe siècle, apparaissent des artistes qu’on peut qualifier de maîtres : les frères Limbourg, Jean Fouquet, Jean Colombe et une foule d’autres personnages dont la postérité a conservé les œuvres, mais malheureusement pas le nom (Jean Quelquechose probablement). Leur talent trouve une plus grande place à s’exprimer puisque, dans les manuscrits, leurs enluminures finissent par recouvrir une page entière. L’artiste a donc plus d’espace pour peindre un décor et ses détails.
Pour autant, ça ne veut pas dire obligatoirement une tendance vers le réalisme. Comme dans cette image.
Oubliez la scène au premier plan et regardez le paysage à l’arrière. On retrouve des lieux communs, des stéréotypes : des collines à perte de vue, des châteaux plantés dessus. Les enlumineurs ont cette manie à placer les forteresses sur des hauteurs inaccessibles. Or, au Moyen Âge, on ne bâtissait pas systématiquement les châteaux sur des éminences. Il n’y avait pas non plus une densité de construction telle qu’on apercevait un autre château de la terrasse d’un château. Beaucoup d’enluminures nous montrent un paysage en fin de compte fantasmé : des terres hérissées de tours urbaines ou de forteresses. Prudence sur la véracité de ces séduisantes images.
Par contre, dans ce dessin extrait de l’Armorial d’Auvergne, le réalisme l’emporte. Le château n’est pas isolé. Il domine un village. Dans son souci de fidélité, l’artiste a même représenté les parties moins nobles. Les tours sont rehaussées de hourds c’est-à-dire de galeries en bois, construites en saillie. Allez trouver aujourd’hui des châteaux qui ont conservé leurs hourds. Il en subsiste très peu. Soit parce qu’ils ont été consumés par les traits enflammés des ennemis, soit parce qu’ils ont été remplacés par des dispositifs plus résistants comme les créneaux ou les mâchicoulis. On imagine difficilement que les châteaux forts étaient bâtis de cette combinaison pierre-bois.
Les hourds permettaient aux assiégés de surplomber le pied du rempart. Là où de téméraires assaillants arrivaient parfois à se rassembler. Par les trous ménagés dans le plancher, les défenseurs pouvaient faire déguerpir les audacieux à coup de flèches ou en lâchant des projectiles.
- Connaître d’autres dispositifs défensifs, j’en parle ici.
Un siège de château fort
Puisque je parle de siège, admirez cette représentation du siège de Brest en 1386.
Image trop petite ? Regardez la vidéo en tête de cet article !
Le duc Jean de Bretagne tente de reprendre le site fortifié au roi d’Angleterre. Il échouera et se résoudra à racheter la ville. Là encore, prudence sur l’interprétation de l’image. Réalisée par des artistes de Bruges, en Flandre, l’enluminure ne représente sûrement pas le château de Brest. Il est inventé. Je trouve qu’il ressemble à la Bastille Saint-Antoine de Paris, la fameuse Bastille de 1789. On retrouve les mêmes élévations, à savoir des tours reliées par des remparts, des courtines, aussi hautes. Autrement dit, les tours ne dépassent pas la hauteur des murs.
J’aime beaucoup cette image, car elle représente, avec un luxe de détail, un siège à la fin du Moyen Âge. Au préalable, les assiégeants semblent avoir comblé le fossé de fagots puis l’avoir recouvert de planchers. Sur cette surface à peu près stable, ils ont hissé des échelles. On voit donc des soldats essayer d’atteindre le sommet des remparts. Pour appuyer l’assaut, les attaquants font parler la poudre. Trois canons sont dirigés vers la forteresse. Je vous parlais du luxe de détails, en voici une preuve. Regardez ce soldat qui attise le feu d’un brasero. Il rougit des tiges de fer qui serviront à la mise à feu du canon.
Dans l’autre camp, on ne reste pas inactif. Les assiégés visent de leurs arcs les escaladeurs. Avez-vous noté les pierres à leur côté ? Ils s’apprêtent à les jeter sur les premiers assaillants. Au centre, la contre-attaque se prépare. Le pont-levis s’abaisse pour laisser sortir la garnison. Elle peut compter sur l’appui d’armes à feu. On devine les discrets tireurs par les projections enflammées qui sortent du trou rond des meurtrières. Voilà une enluminure fouillée d’une scène que vous ne verrez plus. Jusqu’à preuve du contraire, de nos jours, on n’assiège plus les châteaux. Les auteurs brugeois de cette miniature nous font entrer dans le feu de l’action.
Un château difficile à prendre
Du feu, des combats, vous en verrez aussi dans cette magnifique enluminure. Je suis très content d’être tombé dessus, car on trouve tout dedans. Elle représente le siège de Châteaugiron, près de Rennes. En 1373, le prince Louis d’Anjou et Bertrand du Guesclin tentent de s’en emparer. Comme dans la scène de Brest, nous sommes en pleine guerre de Cent Ans.
L’image révèle un système défensif complexe qui a disparu aujourd’hui. Remarquez comment ce château arrive à maintenir l’ennemi à distance. Vous avez un premier fossé en eau. Il est doublé d’un mur curviligne peu élevé. Les assiégeants doivent passer cette première barrière. Ils se retrouvent ensuite devant une tour carrée à pont-levis. Le temps de s’en emparer, ils sont soumis aux tirs de possibles défenseurs placés sur leur flanc droit. Et vous le savez, ce n’est pas une position idéale de prêter son flanc à l’ennemi. Si par miracle ils prennent la tour, un deuxième fossé les attend et on peut supposer que le pont-levis sera alors levé pour leur compliquer la tâche. En résumé, la capture de ce château est rendue difficile par l’existence d’ouvrages avancés, c’est-à-dire mis en avant de la forteresse. Ce sont autant d’obstacles à atteindre le château lui-même.
Une question au passage : les châteaux peuvent-ils se passer de douves ? Je réponds ici.
D’autant que cette forteresse montre un bon potentiel défensif. Ceinturant en continu les hauteurs, les hourds forment un chemin de ronde entièrement protégé. Les orifices circulaires des meurtrières laissent supposer, comme à Brest, l’emploi d’armes à feu portatives. L’affrontement devrait être rude. Manquent toutefois les défenseurs. Je me demande où ils sont passés.
Plaisirs de la vie seigneuriale
Cette vue plongeante du château laisse penser à une demeure où il fait bon vivre, quand la guerre ne frappe pas à la porte. Comptez toutes ces souches de cheminée qui révèlent des pièces chauffées dans les tours. Regardez aussi cette galerie largement ouverte sur l’extérieur. Le châtelain et ses familiers doivent y jouir d’une superbe vue. Notez l’existence bienvenue de latrines. L’artiste a osé montrer la façade maculée par les excréments. Comme il n’a pas hésité à peindre la mousse qui envahit les toits.
- Si le sujet ne vous dégoûte pas, voici mon article sur les latrines.
On imagine, une fois la paix retrouvée, le seigneur profiter de la campagne alentour. Il pourrait chasser dans la forêt à l’arrière-plan, manger les lapins de sa garenne, ou les poissons de son étang. Cette miniature fourmille des détails de la vie aristocratique. Nul doute que le propriétaire aura plaisir à suivre la croissance de ses vignes et l’épanouissement des raisins. Dommage que le siège interrompe ces plaisirs.
La vigne recouvre le premier plan de cette célèbre image. Elle est extraite du manuscrit Les Très riches heures du duc de Berry. Encore un manuscrit du XVe siècle, encore de splendides images. Ici, une vue du gracieux château de Saumur. Son propriétaire Jean de Berry semble avoir aménagé la demeure dans un souci plus ostentatoire que défensif. L’aristocrate montre sa puissance et son bon goût. Les créneaux sont ornés de fleurs de lys (Jean est l’oncle du roi Charles VI), les hautes toitures d’ardoises se terminent par des épis de faîtage. Les meurtrières laissent place à des fenêtres. Les vastes lucarnes démontrent qu’on privilégie l’entrée de la lumière. Tant pis si elles facilitent l’entrée de l’ennemi.
La plus belle maison du monde
Parmi les représentations contenues dans les Très riches heures du duc de Berry, je voudrais finir par le château de Mehun-sur-Yèvres, près de Bourges. Si vous allez là-bas, vous ne verrez pas grand-chose. Le monument est en ruine. Seules quelques tours subsistent. Heureusement que l’enluminure conserve le raffinement de ce lieu qualifié par le chroniqueur Jean Froissart de « plus belle maison du monde ». Le sommet des tours est autant sculpté qu’une église gothique flamboyante. La chapelle, dans le même style, ne cache pas ses grandes verrières derrière un rempart. Le châtelain ne semble pas craindre l’irruption d’un boulet de canon dans les vitraux. Le pont dormant est ouvert à tout visiteur. Devant ce manque de précautions défensives, peut-on encore parler de châteaux forts ?
Et la question mérite encore davantage d’être posée à la Renaissance.
Attention toutefois à l’interprétation de l’artiste. Peut-être a-t-il cherché à embellir le château.
Dans ces magnifiques châteaux, on aimerait s’y glisser. Encore une fois les enluminures nous facilitent ce rêve. Surprise, les murs, au moins dans les demeures princières, ne sont pas si froids. Ils sont couverts de lambris sculptés et de tentures. Tentures représentant un monde extrêmement varié de fleurs, de végétaux et d’oiseaux. Malheureusement, ce décor bucolique ne semble pas apaiser le roi du haut de sa chaire.
Voici donc un échantillon des trésors enfermés dans les manuscrits. Grâce aux numérisations par les équipes de la Bibliothèque nationale de France et d’autres bibliothèques, ils sont visibles par tous. Merci à eux.
En savoir plus
- Danièle Alexandre-Bidon, « Dessine-moi un château ! Les forteresses imaginaires des manuscrits enluminés », Dossiers d’archéologie, n°349, janvier/février 2012, p.54-59
- Le siège du château de Châteaugiron présenté par la Bibliothèque nationale de France
Références des images
Elles sont en grand voire en très grand format. Donc bien plus lisibles que les versions illustrant cet article.
Combat entre chevaliers, Guiron le Courtois, début du XVe siècle, Fondation Martin Bodmer, à Cologny (Suisse) cod. Bodmer 96-1. https://www.e-codices.unifr.ch/fr/fmb/cb-0096-1/35v
Château en construction, Jean Boccace, Des cas des nobles hommes et femmes, Bibliothèque de Genève, Ms. fr. 190/1 https://www.e-codices.unifr.ch/fr/bge/fr0190-1/14v
Château assiégé, Benevenutus Imolensis, Romuleon, Fondation Martin Bodmer à Cologny (Suisse), Cod. Bodmer 143, vers 1440 https://www.e-codices.unifr.ch/fr/fmb/cb-0143/148r
Château de Mehun-sur-Yèvres (1ère image) par Jean Colombe, Benvenuto da Imola, Romuleon, Bibliothèque nationale de France, manuscrit Français 364, 1485-1490, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000786m/f478.item
Amasius battu par Joas, Heures de Louis de Laval – BNF Lat 920 f252v (Wikimedia Commons) https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Heures_de_Louis_de_Laval_-_BNF_Lat920_f252v_(Amasias_battu_par_Joas).jpg
Château de Marcilly-le-Châtel et de Cleppé, dans l’Armorial de Guillaume Revel dit Auvergne, Bibliothèque nationale de France, manuscrit Français 22297, vers 1450 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8470455b/f455.item.r=armorial%20d’auvergne.zoom
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8470455b/f451.item.r=armorial%20d’auvergne
Siège du château de Brest en 1386, Chroniques de Jean Froissart, Bibliothèque nationale de France, manuscrit Français 2645, vers 1470-1475
Siège du château de Châteaugiron, Compillation des Cronicques et ystores des Bretons, par Pierre le Baud, Bibliothèque nationale de France, manuscrit Français 8266, vers 1480 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8530342h/f567.item.zoom
Château de Saumur et de Mehun-sur-Yèvres, Très riches heures du duc de Berry, Chantilly, XVe siècle, Wikimedia commons. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Folio_161v_-_The_Temptation_of_Christ.jpg
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