En plus d’être des moments de convivialité, les banquets princiers servaient à impressionner et affirmer sa puissance. Un voyage dans l’art parfois démesuré de la cuisine et de la mise en scène médiévales.
Tout commence avec un mot : banquetum. Ce terme, qui désigne le petit banc sur lequel on s’asseyait pour festoyer, donne son nom à une pratique incontournable du Moyen Âge : le banquet. Mariages, fêtes religieuses ou alliances politiques, toutes les occasions étaient bonnes pour s’attabler.
Si chacun, du simple paysan au roi, partageait la joie de banqueter, les banquets de l’élite aristocratique avaient une saveur particulière. Luxe éclatant, profusion de mets et spectacles grandioses, ces festins n’étaient pas seulement des repas, mais de véritables démonstrations de pouvoir et de richesse. Préparez-vous à être ébloui.
Des orgies ?
40 350 œufs, 243 saumons, 492 pâtés d’anguille, 82 bœufs, 10 700 poulets et poussins… Les chiffres donnent le vertige. Voilà une partie des achats enregistrés pour le festin monumental organisé en 1328 à l’occasion du sacre de Philippe VI. Et ce n’est qu’un début : à ces mets s’ajoutaient des centaines de litres de vin. On dépensait sans compter.
Les festins royaux étaient-ils à la mesure de la goinfrerie de la Cour ? Gardons-nous de ce cliché. D’abord, le nombre de convives présents au sacre reste inconnu, bien que plusieurs centaines soient probables. Ensuite, malgré l’abondance, il ne s’agissait pas de goûter à tout. Les invités se servaient avec modération, sous l’œil vigilant d’une Église qui fustigeait la gloutonnerie et d’un discours médical prônant déjà la diététique. « Qui mange trop dans sa jeunesse aura un gros ventre dans sa vieillesse », avertissait d’ailleurs un poème allemand de 1393.
Quant au vin, il n’amenait pas forcément à l’ivresse. À l’époque, le titrage en alcool était bien plus faible qu’aujourd’hui, et on le coupait avec de l’eau pour le rendre plus léger.
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À table !
Mais n’allons pas trop vite. Faisons les choses dans l’ordre. D’abord, il fallait — au sens propre — dresser la table. De simples planches étaient posées sur des tréteaux, puis recouvertes d’une nappe. Cette dernière, en plus d’être décorative, était essentielle pour s’essuyer les mains, faute de serviettes individuelles à cette époque.
Les invités étaient placés selon une stricte hiérarchie. Les plus prestigieux avaient l’honneur de siéger à la table principale, appelée haute table, car légèrement surélevée sur une estrade. Au milieu, face à la cheminée, trônait le maître ou la maîtresse de maison. À sa droite, la place d’honneur revenait à l’invité le plus important, tandis que les autres convives prenaient place selon leur rang. Tous étaient assis d’un seul côté de la table, l’autre étant réservé pour le service des plats.
Le repas débutait au son du cor. Mais avant de goûter au festin, une étape primordiale s’imposait : se laver les mains. Dans un monde où les couverts étaient rares, les aliments, notamment la viande, se mangeaient avec les doigts. La fourchette était pratiquement inexistante et la cuillère était réservée aux potages. Quant aux assiettes, elles n’avaient pas encore fait leur apparition. À leur place, on utilisait un tranchoir, une tranche de pain épaisse sur laquelle on déposait viandes ou poissons.
Les convives s’installaient par paires, partageant le même tranchoir, la même coupe et la même miche de pain. Ce partage donna naissance au mot copain, autrement dit les « compagnons de pain ». Ainsi équipés et installés selon les règles de l’étiquette, les invités pouvaient enfin savourer les premiers mets du banquet.
Le déroulement du repas
Oubliez l’idée d’un serviteur déposant soigneusement un plat individuel dans une assiette, comme dans nos restaurants. Ici, on pratiquait le service à la française. Les mets étaient disposés sur une table, présentés avec soin, et chacun choisissait ce qu’il souhaitait déguster. Puis, les services s’enchaînaient comme l’explique l’historien Bruno Laurioux, spécialiste de l’alimentation :
Le service des potages ouvrait souvent le bal. Ces plats, proches de nos ragoûts, purées ou soupes, mijotaient longuement dans des marmites, combinant des ingrédients solides — viande, poisson ou légumes — et une base liquide parfumée.
Ensuite venait une étape incontournable : le rôt. Il ne s’agissait pas d’un concours pour savoir qui rotait le plus fort, mais plutôt du service dédié aux viandes et poissons rôtis, grillés ou cuits. Les broches dans l’immense cheminée faisaient tournoyer gibier, volailles ou viandes rouges, avec une prédilection pour le veau et l’agneau, particulièrement appréciés des palais aristocratiques.
Mais le service qui impressionnait peut-être le plus était celui de l’entremets. Bien plus qu’une simple pause entre deux mets, c’était un véritable spectacle. Jongleurs, acrobates, mimes, chanteurs ou musiciens animaient la salle, tandis que d’imposantes pièces montées prenaient place sur les tables. Ces créations, véritables chefs-d’œuvre, représentaient des statues, des bateaux ou même des châteaux forts. Elles étaient fabriquées à partir de sucre ou de pâte, soutenues par des armatures de bois, et nécessitaient la collaboration de cuisiniers, pâtissiers, charpentiers et peintres. L’art de la table n’a jamais aussi bien porté son nom.
Soyez cependant conscients des limites de mes descriptions. Je vous évoque les banquets les mieux connus par les sources : ceux des princes de la fin du Moyen Âge. Toutes les tables seigneuriales n’étaient pas aussi garnies.
Le banquet du Faisan : un festin spectaculaire au goût politique
En 1454, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, organisa à Lille plusieurs jours de tournois et de banquets. Parmi eux, le plus extraordinaire se déroula le 17 février et resta dans les mémoires sous le nom de banquet du Vœu du Faisan. Derrière une mise en scène grandiose se cachait un objectif politique : raviver l’esprit de croisade chez les invités, alors que Constantinople venait de tomber aux mains des Turcs.
Le spectacle était si remarquable qu’on avait aménagé des tribunes pour que le public non invité puisse y assister, même sans avoir le privilège d’être à table.
Si nous ignorons ce que les convives ont dégusté, nous savons précisément ce qu’ils ont vu. Au centre de la grande salle se trouvait un lion, solidement attaché à un pilier et entravé — précaution certainement essentielle pour éviter que les invités deviennent ses amuse-gueules. Puis, le point culminant arriva : un géant déguisé en sarrasin fit son entrée, guidant un éléphant mécanique. Sur le dos de l’animal, une religieuse se lamentait, incarnant l’Église byzantine abattue par les Turcs.
Enfin, un héraut d’armes pénétra dans la salle, portant un faisan vivant qu’il offrit au duc. Philippe le Bon fit alors le vœu solennel de participer à une future croisade pour délivrer Constantinople. Inspirés par son serment, les nobles présents — près de deux cents — jurèrent à leur tour de le suivre dans cette entreprise.
En fin de compte, cette croisade ne vit jamais le jour. Mais le banquet, lui, resta gravé dans les mémoires. Pour preuve, je vous en parle en ce XXIe siècle.
Mais je m’égare. Vous commencez sûrement à avoir faim.
Mise en appétit… ou pas
Que mangeait-on précisément lors de ces banquets grandioses ?
Pour s’en faire une idée, tournons les pages de Du fait de cuisine, l’œuvre de maître Chiquart, cuisinier du duc Amédée VII de Savoie. Ce précieux livre révèle près de 80 recettes, où le vocabulaire désuet déroute autant que les mets eux-mêmes. Puisqu’il était d’usage de commencer par les potages, prenons l’exemple de la soupe jacobine, révolutionnaire par sa composition : chapon, moelle de bœuf, fromage et herbes nageaient pour créer un bouillon riche et consistant.
Comme tout bon cuisinier médiéval, Chiquart accordait une importance particulière aux sauces. La cameline, par exemple, servait à sublimer le saumon. De couleur brun clair, cette sauce était préparée à partir de pain blanc trempé dans du vin, auquel on ajoutait un mélange d’épices : cannelle, gingembre, clous de girofle, poivre, et même une touche de sucre.
L’utilisation des épices à la table des puissants n’avait rien à voir avec le prétendu mauvais goût de la viande, mais tout avec l’ostentation. Les épices, importées de contrées lointaines, coûtaient une fortune. Elles permettaient non seulement d’obtenir des plats colorés et attrayants, mais aussi d’affirmer sa richesse et son raffinement.
Et pour éblouir encore davantage, les cuisiniers se décarcassaient dans leurs préparations. Prenez le paon. Parfois, l’animal était soigneusement dépecé, sa peau et ses plumes mises de côté. Farci avec de la viande hachée fortement épicée, le paon était rôti à la broche, puis recousu dans sa peau avant de déployer sa majestueuse queue. Le plat était porté en grande pompe jusqu’à la salle à manger. L’aspect était important. « Il faut flatter la vue avant de chatouiller le goût », résume l’historien Mohamed Ouerfelli.
Les bonnes manières de table
Le raffinement de ce paon rôti entrait-il en contradiction avec le comportement à table ? On imagine facilement au Moyen Âge des convives grossiers et sans retenue. Cela a pu arriver, mais, à la fin du Moyen Âge, des manuels dédiés aux bonnes manières faisaient leur apparition. On y trouvait des conseils qui nous paraissent aujourd’hui évidents, mais peut-être est-il bon de les rappeler (je ne vise personne 😊) :
- Ne pas prendre de trop gros morceaux dans sa bouche.
- Ne pas remettre dans le plat les os ou restes d’aliments.
- Ne pas boire la bouche pleine.
- Ne pas mettre les doigts dans le sel ou la moutarde
- Ne pas faire de bruit en mâchant.
En revanche, dans certains textes allemands des XIVe et XVe siècles étudiés par Danielle Bushinger, certaines règles sont plus étonnantes :
- Ne pas se moucher dans la nappe ni dans sa main 😊, mais dans ses vêtements ☹.
- Ne pas regarder dans son gobelet en buvant
- Si votre compagnon de table est assis à votre droite, manger de la main gauche (ouf, je suis gaucher).
- Ne pas toucher la lame du couteau avec les doigts en coupant et ne pas se coucher sur la table (ça devait sûrement arriver si on se donne la peine de le préciser)
- Être gai et joyeux à table, mais ne pas fanfaronner. Ne pas raconter d’histoires tristes.
- Ne pas manger pendant que votre compagnon mange. Ne pas boire pendant que votre compagnon boit. Ne pas manger pendant que votre compagnon boit ! (Mais alors, quand pouvait-on manger ou boire !!??? Quand il parle ?)
Les règles sont parfois contradictoires d’un texte à l’autre. Retenez surtout que, par le banquet, le noble doit faire preuve de retenue. Ces repas collectifs sont aussi l’occasion pour les puissants de témoigner leur largesse par l’abondance et le raffinement des mets ou des spectacles offerts.
Retenez enfin ce dernier conseil puisé parmi les règles médiévales de bonne tenue (vous pourrez l’appliquer lors de votre prochain repas festif) : « ne pas cracher sur la table ; si on veut cracher il faut se détourner ».
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