Abbé cistercien, Bernard de Clairvaux (1090-1153) est la plus célèbre figure religieuse de l’Occident médiéval. Canonisé, il n’en fut pas moins un personnage irritant ses contemporains.
On ne peut pas renier son charisme. Il le démontre dès son entrée au monastère de Cîteaux à 22 ans. Puis, mis à la tête de sa propre abbaye (Clairvaux en Champagne), il se transforme en « abbé à temps partiel » selon l’historien Pierre Aubé. En effet, Bernard est appelé à régler les affaires religieuses et politiques de son siècle. Avec lui, la vie monacale n’est pas un long fleuve tranquille.
Une entrée remarquée au monastère
À la fin du mois de mai, Bernard se présente devant la porte du monastère de Cîteaux pour y devenir moine. Son entrée est mûrement réfléchie. Ce cadet de famille noble a alors 22 ans ; il n’est pas orienté par ses parents vers ce destin monastique.
Les moines de Cîteaux lui ouvrent la porte mais découvrent à sa suite une trentaine d’autres candidats. Car Bernard, non content d’embrasser l’habit monacal, a convaincu sa famille et ses amis de le rejoindre dans cette vocation. Parmi ceux qui franchissent la porte, se trouvent ses quatre frères et deux oncles.
Le jeune Bernard témoigne déjà d’une force de conviction qui va faire sa réputation.
Saint Bernard n’est pas le fondateur de l’ordre cistercien
L’ordre cistercien est une association de monastères bénédictins dont le nom vient de Cîteaux, la première abbaye fondée. C’est là qu’entre Bernard à l’âge de 22 ans.
L’ordre se développe à la manière d’un arbre généalogique. Cîteaux fonde des « filles » c’est-à-dire d’autres monastères. Bernard est ainsi mis à la tête de Clairvaux, une abbaye aux limites de la Champagne et de Bourgogne. Ces filles essaiment à leur tour. Ainsi de suite. Si bien qu’en un siècle, l’ordre cistercien se ramifie en plus de 500 abbayes à travers l’Europe.
Puisque Bernard n’a pas fondé Cîteaux, il n’est pas le fondateur de l’ordre mais la branche de Clairvaux, qu’il dirige, pousse extraordinairement bien. Beaucoup mieux que les autres. La réputation de Bernard, son abbé, attire les vocations ; l’abbaye déborde de moines qu’il faut régulièrement établir ailleurs. Bernard en envoie jusqu’en Scandinavie ou au pays de Galles, à l’appel de nobles ravis d’accueillir une communauté cistercienne sur leurs terres.
Saint Bernard donne un coup de pouce décisif aux Templiers
Alors que Bernard développe Clairvaux, un petit groupe de chevaliers décide à plusieurs milliers de kilomètres de là de se consacrer à la défense de la Terre sainte tout en vivant comme des moines. Le roi de Jérusalem les établit dans une partie de son palais, soi-disant bâti sur l’ancien emplacement du Temple de Jérusalem. D’où leur nom de templiers.
Pour réussir sa mission, le maître du Temple, Hugues de Payns, a besoin de recruter d’autres chevaliers. Dans ce but, il demande le soutien de Bernard de Clairvaux. Ce dernier connaît les templiers. Hugues est un lointain parent et parmi les premiers templiers se trouve son oncle maternel André de Montbard. En plus, Bernard est favorable à leur vocation. Ces templiers appartiennent au même milieu que lui (la petite et moyenne noblesse) et ils proposent un idéal chrétien de vie à tous ces chevaliers réputés oisifs, brutaux et pécheurs.
Bernard contribue à la reconnaissance de l’ordre du Temple lors du concile de Troyes en 1129. Puis il utilise sa plume pour rédiger un plaidoyer, Éloge de la nouvelle chevalerie. Les vocations templières se multiplient.
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Cependant, au sein du clergé, certains s’interrogent sur la compatibilité entre vie monastique et activité militaire. Peut-on à la fois être religieux et tuer, même des Infidèles ? Bernard n’est-il pas en train de dévoyer le monachisme ? Ça grince. Et ça murmure aussi pour d’autres raisons.
Un tempérament volcanique
Bernard est un grand timide mais, à la lecture de ses nombreux sermons et lettres, il se révèle « un polémiste redoutable, violent, incisif », selon l’historien Pierre Aubé.
Son premier coup d’éclat, il l’adresse aux clunisiens, l’autre grand ordre monastique du Moyen Âge. Dans l’Apologie, il dénonce le luxe dans lequel ils vivent. Ses attaques visent notamment les mets servis à table : les œufs préparés de mille et une façons, les énormes poissons dont la digestion fait somnoler les clunisiens pendant la prière…
À lire un tel discours, les ascétiques cisterciens applaudissent et se réjouissent. L’abbé de Cluny apprécie beaucoup moins.
Les lettres ardentes de Bernard n’épargnent pas les puissants. Aux papes Innocent II puis Eugène III, il reproche leur façon de gouverner et délivre ses conseils. Au roi de France Louis VII, il livre un brûlot : « je ne tairai pas que vous travaillez à former une alliance avec des excommuniés, que vous vous acoquinez avec des brigands et des voleurs […] Si vous persistez dans votre conduite, vous n’aurez pas longtemps à attendre la vengeance ».
Dès lors, on comprend cette réflexion partagée à l’époque : ce fut « un grand saint dont […] il ne dut pas toujours être agréable d’être le contemporain ».
« Je suis la chimère de mon siècle »
Ne vous y trompez pas. Quand Bernard se compare à une chimère, il ne fait pas référence à son physique. Plus qu’un monstre, une chimère est une créature composée de différentes parties d’animaux : tête d’oiseau, ventre de lion et queue de serpent par exemple. Bernard se sent comme une anomalie. Sa vie combine deux états peu compatibles. Il porte l’habit de moine mais ne vit pas comme un reclus. Selon l’historien Bernard Merdrignac, il passe à partir de 1130 « plus du tiers de sa vie hors du cloître, appelé sans cesse à intervenir dans les affaires publiques ».
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En effet, vu sa réputation de vertu, son réseau développé de relations et sa force de persuasion, on le sollicite de partout. Il s’invite aussi parfois. De multiples missions l’obligent à sortir de son abbaye : se rendre aux conciles, intervenir dans les élections épiscopales ou abbatiales, mobiliser pour la croisade, prêcher contre les hérétiques du Languedoc, réconcilier les princes, défendre un pape ou un évêque contesté…
Sans beaucoup de repos et malgré une santé fragile, l’abbé de Clairvaux chemine entre la France, l’Allemagne et l’Italie. Il devient indispensable dans les crises temporelles ou spirituelles. Au pape Eugène III, il admet sans modestie : « il en est qui disent que ce n’est pas vous le pape, mais moi ». Justement ce même Eugène, peu rancunier, a une mission à lui confier.
Saint Bernard relance la croisade
Les nouvelles d’Orient sont mauvaises. Édesse vient de tomber aux mains des musulmans. Le reste des États latins, créés à l’issue de la première croisade, est menacé.
Devant cette situation inquiétante, le pape Eugène III lance officiellement un appel à une seconde croisade et il demande à Bernard de la promouvoir. Mission difficile tant les nobles, le clergé et les princes sont réservés sur l’intérêt de cette expédition.
Bernard se met en route vers Vézelay, à une centaine de kilomètres de son abbaye de Clairvaux. Là bas, il prêche devant une foule nombreuse, promettant à tous le pardon de leurs péchés. Son discours déclenche l’enthousiasme. L’idée d’une deuxième croisade mobilise enfin. Porté par ce succès, l’abbé continue sa route en Flandres puis dans le Saint-Empire germanique. Dans la cathédrale de Spire, en décembre 1146, il prend la parole et sermonne le roi de Germanie Conrad III sur son ingratitude : Dieu lui a donné le pouvoir, les richesses, la force de l’esprit, la puissance du corps et il ne veut pas se croiser ! Mis au pied du mur, Conrad accepte de rejoindre l’expédition orientale.
Bernard triomphe mais il déchante quelques années plus tard. Les croisés reviennent piteusement. Aucune victoire significative n’est à mettre à leur crédit. Édesse reste musulmane. Bernard ne comprend pas. Comment Dieu n’a-t-il pas concouru au succès de cette entreprise qu’il a promu sans compter son énergie ?
Les femmes et saint Bernard
À son échec, l’abbé de Clairvaux trouve consolation chez une femme. Une dame à qui il adresse régulièrement des écrits passionnés et enthousiastes : la Vierge Marie. Auteur de nombreux sermons, Bernard est en effet connu pour sa dévotion mariale. Les textes en son honneur sont considérés parmi les plus beaux de la littérature chrétienne du Moyen Âge.
Quant aux femmes de son temps, il ne s’en désintéresse pas complètement. Il correspond avec les dames de la noblesse pour jouer le rôle d’un directeur spirituel. Étant moine, il se garde d’aller plus loin bien sûr. Un biographe contemporain Guillaume de Champeaux raconte une anecdote avant son entrée à Cîteaux : parfois des femmes se glissaient nues dans sa couche, Bernard se levait brusquement et criait « Au voleur ! ». La maisonnée se réveillait et les importunes s’enfuyaient.
Le jeune Bernard attire donc les femmes ; plus tard, elles apprendront à s’en méfier. Doué comme on l’a dit d’une force de conviction, le cistercien réussit au cours de ses rencontres ou de ses prêches à convaincre les hommes de rejoindre le monastère ou de partir en croisade. Tant et si bien que la légende raconte que les femmes sont obligées de mettre sous clés leurs maris pour les retenir.
La chimère de son siècle était aussi un briseur de foyer !
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