Des églises romanes, vous en connaissez sûrement. Mais avez-vous rencontré des églises romanes précoces ? Par leur taille modeste et leur architecture sans fioritures, elles passent inaperçues. L’historien Claude Rayon m’emmène sur les routes de Normandie à la découverte de ces édifices âgés de 1000 ans, voire plus.
Depuis une quinzaine d’années, les églises du premier âge roman (ou préromanes) sortent de l’ombre grâce aux recherches d’historiens et d’archéologues. Parmi eux, Claude Rayon qui, deux jours par semaine, prospecte les monuments religieux de sa région. « Je me fais un secteur », dit-il. Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans le Bocage normand, aux confins des départements de la Manche et du Calvados.
Un cas d’école
10 h. Bourg de la Graverie. Depuis une heure, la pluie ne cesse de tomber. J’ai beau fouiller l’horizon : nulle perspective d’amélioration.
Après avoir garé ma voiture, je retrouve Claude au café du village. « Je t’ai donné rendez-vous ici, car l’église locale est un cas d’école. C’est parfait pour celui qui veut s’initier à l’architecture romane précoce », m’explique-t-il.
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Un café avalé, nous voilà prêts à aborder cette église typique (et accessoirement à affronter le froid et la pluie de cette matinée).
« Il y a plusieurs indices qui supposent l’existence d’une église ancienne à cet endroit ». Et Claude de citer la proximité d’une agglomération gallo-romaine, le passage d’une voie antique et un gué. Le vocable de l’église est un autre indice : la dédicace à Notre-Dame peut laisser penser à une certaine ancienneté.
La meilleure preuve reste néanmoins l’édifice en lui-même. Claude me montre le mur. Il présente une disposition et une taille particulières des pierres. Les archéologues parlent d’un appareil en arête de poisson.
Cet indice n’est pas suffisamment pour établir le caractère préroman du monument, mais d’autres détails renforcent l’hypothèse. Claude m’invite à regarder les baies. L’une d’entre elles possède un arc constitué d’étroits claveaux.
La récupération de sarcophages
« Regarde là, c’est du falun » m’indique Claude. Du falun ? Au milieu des schistes et des granits sombres, mon compagnon d’exploration me montre des pierres blanches. Du calcaire coquillier dont la texture ressemble en effet à des coquilles écrasées et sédimentées.
C’est du falun, comme on dit dans le département de la Manche. Et alors ? Claude m’éclaire : « c’est une pierre employée à l’origine pour fabriquer des sarcophages. À l’époque romane, les bâtisseurs récupèrent ces tombes abandonnées et les débitent afin de réutiliser les blocs. Le falun forme ici les chaînages d’angle de l’église ». Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, aurait dit le chimiste Lavoisier.
Depuis des années, Claude fait la chasse au falun. Car comme l’appareil en arête de poisson ou l’arc à claveaux étroits, c’est un indice de datation invitant vers le premier âge roman.
La surprise à l’intérieur de l’église
Le tour de l’église effectué, nous attend le plus grand défi de la journée : y entrer. La porte est en effet fermée.
Les commerçants du village nous indiquent deux personnes pour obtenir la clé. Nous nous rendons chez la première : sa sonnerie reste sans réponse. Nous partons voir la seconde. Elle nous explique qu’elle possède bien une clé, mais elle ne fonctionne que de l’intérieur de l’église ! Ce qui, vous en conviendrez, n’est pas très utile. Nous filons alors vers la mairie de la Graverie où un aimable monsieur (le maire ?) nous remet le précieux sésame. Nous pouvons regagner l’église. Ces allers-retours nous ont permis de profiter davantage de la pluie…
Grâce à la clé, la porte s’ouvre, mais, à cause du temps, la luminosité est si faible à l’intérieur que nous avons l’impression de pénétrer dans la caverne de l’ours. Il ne faut pas attendre de secours de l’éclairage électrique : le déclic sur l’interrupteur reste sans conséquence.
Heureusement, Claude, en habitué des situations critiques, sort sa lampe de poche. C’est donc sous ce faisceau lumineux que nous explorons les murs intérieurs. Nous retrouvons les traces des baies anciennes. Elles sont plus grandes qu’à l’extérieur, résultat de leur ébrasement : elles s’élargissent progressivement vers l’intérieur afin de faire entrer plus de lumière sans fragiliser la construction.
Avec sa lampe, Claude fouille le fond du chœur. Une surprise se révèle : le mur est presque entièrement peint.
Avec son appareil-photo, Claude mitraille la paroi. « Ça, c’est pour Rosy », déclare-t-il, ravi. Rosy, c’est une amie qui étudie les peintures médiévales en Normandie. Une personne que vous connaissez probablement puisque je l’avais interviewée. Entre chercheurs normands, on sait les spécialités de chacun et on s’échange en conséquence les informations.
Une église romane trompeuse
L’après-midi, le temps semble avoir eu pitié de nos vêtements mouillés. Le soleil tente quelques incursions. Nous partons vers Saint-Amand, Claude me prévenant : « attention, là-bas, c’est du lourd ! »
En cours de route, nous faisons halte dans le village de Saint-Symphorien-des-Buttes. L’église est encore plus modeste que celle de la Graverie. Le genre de monuments auprès duquel aucun touriste ne s’arrêterait. Mais Claude a tôt fait de repérer les éléments intéressants : ici, un appareil en arête de poisson, là des traces de falun. Même si un enduit recouvre partiellement les murs et empêche leur lecture, il s’agit certainement d’une église romane précoce.
Après quelques kilomètres à travers un beau paysage vallonné, nous arrivons à Saint-Amand, à 10 km de Saint-Lô. Je me demande pourquoi Claude s’enthousiasme pour cette église. Son clocher ressemble à un phare. Sauf que la mer se trouve à plusieurs dizaines de kilomètres. Un fanal pour automobilistes à la dérive ? De toute évidence, c’est une église récente. XIXe siècle au doigt mouillé.
Sentant mon incrédulité, Claude m’avertit : « elle est trompeuse ». En effet, il m’emmène voir le mur sud. La façade montre deux grands portails bouchés. Ils sont assurément romans, de la période la plus ancienne en prime. L’un présente un arc très très rare en Normandie.
« C’est la plus grande église romane précoce que je connaisse dans cette partie de la Normandie », conclut Claude. Mais il a déjà la tête à sa prochaine sortie : « une chapelle désaffectée à Carteret qu’un contact sur Facebook m’a signalée. » Comme quoi, un réseau social est aussi un outil de travail pour les historiens.
Visitez le compte Facebook de Claude, sur lequel il publie ses découvertes.
Les caractéristiques d’une église romane précoce
À votre tour maintenant. Grâce à ces quelques points de repère, explorez les édifices de votre secteur. Ce peut être une bonne idée de sortie pour le dimanche. Peut-être tomberez-vous sur une églises du premier âge roman. Pour vous aider, voici une liste d’indices préparés par Claude Rayon pour démasquer les monuments anciens qui s’ignorent :
- Un petit appareil en matériaux locaux, en arêtes de poisson ou en moellons. Ces deux appareils peuvent cohabiter.
- Des lits de terres cuites
- Des baies à claveaux, de faible hauteur, sans base. Sinon des baies à linteau monolithe creusé en cintre, pouvant être gravé de faux claveaux
- Des linteaux en bâtière, au tympan réticulé
- Peu de décor ou d’éléments sculptés, voire une absence
- L’absence de contreforts et de modillons (petites pierres soutenant la corniche)
- Un plan simple : une nef rectangulaire, un chœur en retrait. Le chevet est généralement plat, l’accès se fait par un portail latéral.
- Un vocable réputé ancien : Saint-Sauveur, La Trinité, Notre-Dame, Saint-Pierre, Saint-Martin, Saint-Jean-Baptiste
Si vous voulez voir d’autres exemples, visitez le site de Nicolas Wasylyszyn, un pionnier dans l’étude et le recensement des églises romanes précoces normandes. Il est à l’origine d’un groupe de recherches qui travaille sur cette thématique. Parmi ces défricheurs, citons France Poulain, qui recense les édifices, Julien Deshayes, Claudine Moulin, Jacques Le Maho, Frédéric Epaud, Daniel Prigent, Christian Sapin, André Vallet…
Bonne chance dans vos recherches ! Partagez vos découvertes en commentaire.
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