Sur les églises et autres monuments anciens, de petits symboles sont souvent gravés. Pendant des siècles, ils ont été une sorte de code seulement compris par les bâtisseurs du Moyen Âge. Depuis quelques dizaines d’années, les chercheurs commencent à les décoder.

En vous approchant des murs, vous surprendrez parfois des signes gravés sur la pierre. Il y a encore quelques dizaines d’années, on les appelait péjorativement « marques de tâcheron ». Aujourd’hui on les nomme de manière plus neutre « marques lapidaires ». Elles sont beaucoup plus courantes que vous ne le pensez.
L’archéologue Lei Huang a recensé pas moins de 2750 marques lapidaires sur l’abbatiale Sainte-Foy de Conques ! Honte à moi : lors de ma visite en 2019, j’en n’en ai vu aucune. Preuve que je n’étais pas encore sensibilisé au sujet. Ces marques ne se cachent pas mais elles échappent à l’œil non averti.

Or, ces marques sont les signatures des tailleurs de pierre, un groupe professionnel dont on a largement perdu les noms. Donc, on va prendre un peu de temps pour les chercher et les étudier.
Les formes : de la lettre au symbole
À première vue, vous pourriez les prendre pour des gribouillis : une lettre isolée, une croix, un cercle, un losange, une patte d’oie…

Les signes alphabétiques sont très courants. Ils forment la majorité sur l’abbaye Sainte-Foy de Conques dont 17 %, rien que pour la lettre A. Renvoie-t-elle à l’initiale de l’artisan ? Cela restera un mystère.
Après les lettres viennent les croix sous toutes formes (x, +), soit 20 % du corpus.
Avec le temps, les tailleurs se sont montrés plus ambitieux en France et en Allemagne. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, certains compagnons gravaient leur nom complet, leur surnom ou dessinaient leurs outils. Une vraie carte de visite avant l’heure ! Mais à l’époque romane et gothique, la sobriété dominait.

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Marque ou graffiti ?
À la différence de la marque lapidaire, inscrite par le tailleur au moment du chantier, le graffiti est laissé par un visiteur ou un pèlerin, bien après la construction de l’édifice. « Bien », me répliquerez-vous, « mais quand on voit une croix ou un petit trait gravé, est-ce l’un ou l’autre ? » Il est facile de les confondre. Mais voici comment sortir de cette incertitude.

Premier indice : la répétition. Une marque lapidaire revient sur plusieurs pierres. Un graffiti, lui, reste isolé ou se répète sur la même pierre.
Deuxième indice : la profondeur. De simples rayures ? Probablement la marque d’un simple fidèle. Une incision nette, franche, régulière ? Là, vous tenez un vrai travail d’artisan, habile et équipé d’un outil adéquat. Je reconnais cependant que certains graffiti sont le fruit d’un travail soigné et chronophage.
Troisième indice : la position. Voyez-vous une marque à trois mètres du sol ? Alors, sauf à imaginer un pèlerin équipé d’une échelle, vous pouvez être sûr qu’elle a été gravée lors de la phase de construction.
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Que veulent dire ces marques ?
Bonne question, n’est-ce pas ? Et vous n’êtes pas le premier ou la première à vous la poser. Depuis des siècles, ces signes alimentent les hypothèses les plus folles. Certains y ont vu des codes mystérieux, d’autres des symboles ésotériques. La vérité est plus simple, mais non moins intéressante. Voici ce qu’en dit Jean-Louis Van Belle, glyptographe, c’est-à-dire spécialiste de l’étude des signes sur les pierres (chacun ses hobbies).
Il distingue deux grandes familles :
- Les marques identitaires. Imaginez-les comme une signature. Le tailleur de pierre ou le carrier marque son bloc pour prouver que le travail est bien le sien.
- Les marques utilitaires. Celles-ci ne disent rien de personnel. Elles indiquent aux maçons plutôt comment utiliser la pierre : sens de pose, hauteur d’assise, emplacement précis.
Que les marques soient identitaires, on s’en doutait depuis longtemps. D’où leur ancien nom de « marques de tâcheron ». Cette expression faisait comprendre que les marques servaient à comptabiliser la production d’un tailleur et de là calculer sa paie.
Cette explication semble trop restrictive aujourd’hui. L’historien Jean Wirth pointe en effet une incohérence : pourquoi compter le nombre de pierres quand sur beaucoup de chantiers médiévaux, on payait les artisans à la journée ?

Lei Huang (le courageux archéologue qui a recensé 2750 marques à Conques) s’interroge aussi. Il remarque que les marques ne figurent que sur une partie des pierres, notamment celles un peu plus techniques à tailler, par exemple les claveaux d’un arc. En conséquence, l’artisan habile appliquerait-il sa marque dans un but publicitaire ? « C’est moi qui l’ai fait », semble-t-il nous dire fièrement.
Enfin, on ne peut pas exclure un rôle religieux. Pour le tailleur, la marque pourrait être une dédicace à Dieu pour espérer son salut dans l’autre monde.
Ainsi, entre outil pratique, signature ouvrière et geste spirituel, la marque lapidaire reste un signe qui n’est pas totalement compris.
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À quoi bon les étudier ?
Cela fait toujours plaisir de découvrir une marque lapidaire, vieille de plusieurs siècles, mais il est plus surprenant de voir des étudiants en archéologie ou en histoire de l’art consacrer des heures à toutes les comptabiliser et à les inventorier sur un monument. Pourquoi un tel dévouement ? À défaut de textes historiques, ils ont compris que l’étude des marques aide à mieux comprendre l’histoire des édifices et le monde des bâtisseurs.
À Senlis, l’historien de l’art Mathieu Lejeune a réévalué l’importance de l’incendie qui a affecté la cathédrale en 1504. On croyait les dégâts mineurs sur la tour. Mais le chercheur a remarqué combien les signes lapidaires — et aussi la façon de tailler les pierres — changeaient sur plusieurs niveaux par rapport aux pierres du Moyen Âge sur le reste de la tour. Celle-ci a donc largement été restaurée suite à la catastrophe.

Au-delà de l’histoire du bâti, les marques lapidaires dévoilent un peu les bâtisseurs, ces hommes que l’histoire laisse dans l’anonymat. Les marques à base de lettres voire de noms complets démontrent leur alphabétisation croissante. Parfois, on arrive même à suivre la marque sur de longues périodes, laissant supposer une transmission de génération en génération. La marque est devenue une sorte de logo familial.
Ouvrez l’œil lors de vos prochaines visites
La prochaine fois que vous visiterez une église (ça marche aussi pour les châteaux), ralentissez. Collez presque votre nez contre la pierre et cherchez les minuscules traces. Désolé pour les camarades bretons : le granit se prête mal à ce genre de dessin. Vous en trouverez donc rarement sur vos monuments.

Pour les garder en souvenir, vous pouvez bien sûr les photographier. Mais les ombres pourraient vous méprendre sur le tracé. Jean-Louis Van Belle, le glyptographe déjà évoqué, conseille donc d’en faire des frottis : une feuille, un crayon, et la marque se révèlent avec un réalisme impeccable. À vos papiers !
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