La luxure dans l’art chrétien : comment repérer ce péché sur les sculptures d’églises

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Laurent Ridel

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Parmi tous les vices, le clergé du Moyen Âge vitupérait surtout contre la luxure, le fameux péché de chair. Il a trouvé un excellent relais à son discours moralisateur : la pierre.

Parmi les sept péchés capitaux, la luxure figure en première position au Moyen Âge. Et pour cause : c’est celui que l’on retrouve le plus fréquemment représenté dans la sculpture des églises romanes et gothiques. Vous avez donc tout intérêt à savoir le repérer lors de vos prochaines visites !

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Nombre de sculptures du Moyen Âge évoquant des péchés, d’après l’Index of Christian Art.

Les représentations abondantes de la luxure témoignent d’un clergé soucieux d’avertir les fidèles, à grand renfort d’images, de ce danger spirituel. L’historien Laurent Guitton note d’ailleurs que ce thème irrigue non seulement la sculpture, mais aussi les sermons, le théâtre religieux et les poèmes moralisateurs du Moyen Âge.

Console d'Auxerre
Bouc (ou peut-être chèvre) et femme nue : une combinaison à forte charge sexuelle. Console dans la cathédrale d’Auxerre (XIVe siècle).

Bon et mauvais sexe

Petite précision utile avant d’aborder les images : la luxure, ce n’est pas le goût du luxe, mais le goût du sexe — plus précisément du mauvais sexe. Car pour l’Église, il y a un bon et un mauvais usage de la sexualité. Comme il y a le bon et le mauvais chasseur selon un sketch [in]connu🙂. La luxure, c’est donc la sexualité débridée, celle qui recherche le plaisir plutôt que la procréation. La notion peut être étendue à la lubricité (penchant effréné pour les plaisirs charnels), les actes contre nature (homosexualité, inceste), et plus largement la concupiscence, c’est-à-dire le désir des plaisirs sensuels. Voilà pour le vocabulaire.

chapiteau d'Issoire
Démon emmenant deux humains nus. Une image de la luxure ? Chapiteau de l’abbatiale Saint-Austremoine d’Issoire (Puy-de-Dôme).

Contrairement à une idée reçue, les représentations de la luxure ne s’adressent pas seulement aux fidèles. Dans le contexte de la réforme religieuse dite grégorienne aux XIe et XIIe siècles, elles visent aussi les clercs. L’historien Florian Mazel rappelle que l’Église mène alors une lutte interne contre le nicolaïsme. Non, ce n’est pas la tendance à appeler ses enfants Nicolas. Le mot désigne en fait le refus du célibat par certains clercs, qui vivent en concubinage avec femmes et enfants. Cette tolérance relative disparaît progressivement, au profit d’un idéal de pureté et de chasteté.

Des femmes, des serpents et quelques crapauds

Dans ce contexte, les images de la luxure fleurissent jusque dans les petites églises. Mais encore faut-il savoir les décrypter, car elles ne sont pas toujours évidentes. De manière générale (désolé mesdames), la luxure est incarnée par des figures féminines. De là à en conclure que les femmes seraient les principales responsables du péché… il n’y a qu’un pas, que les artistes n’hésitent pas à franchir.

L’iconographie la plus célèbre montre une femme dont les seins sont mordus — ou sucés — par des serpents ou des crapauds. Ces figures apparaissent fréquemment dans les scènes du Jugement dernier, où les luxurieuses sont précipitées en enfer.

Portail de la cathédrale d'Autun
De sa fourche, un démon pousse une femme dont le sein est gobé par un serpent. Son péché est probablement la luxure. Portail du Jugement dernier sur la cathédrale Saint-Lazare d’Autun, XIIe siècle.

Lire aussi : Représenter le Jugement dernier au Moyen Âge

L’interprétation de ces femmes reste cependant discutée. L’historien de l’art Raphaël Guesuraga se demande s’il ne s’agit pas plutôt de la représentation de mères indignes (prostituées, femmes adultères ou concubines de clercs).

Plus explicites, certaines sculptures montrent une femme — ou parfois un homme — avec un serpent qui s’enroule autour des jambes. Chacun comprendra l’allusion sexuelle.

Portail de la cathédrale d'Arles
Démon et femme nue. Une personnification de la luxure ? La position de la tête de la femme et le monstre serpentiforme sur laquelle elle est assise y invitent.

La luxure peut aussi se glisser dans la représentation de femmes tentatrices : poitrine généreuse, chevelure flottante. On dénonce ici moins la luxure que la lubricité, ce péché d’incitation.

Lire aussi : La nudité dans l’art chrétien : entre acceptation et scandale

Chapiteau du musée d'Aquitaine
Femme luxurieuse. Sa laideur reflète l’abomination de son péché. Chapiteau exposé dans le musée d’Aquitaine, à Bordeaux (XIIe siècle).

Dans cette catégorie, on trouve aussi les sirènes. Dans la mythologie grecque, elles attiraient les marins par leur chant. Le christianisme les récupère pour avertir les croyants contre les séductions de la chair. Ces sirènes, souvent poisson par le bas, exhibent leur belle chevelure, se mirent parfois dans un miroir — symbole de vanité et de coquetterie. Preuve que la tentation peut avoir une longue queue (il m’échappe parfois des jeux de mots regrettables).

Sirène de Charlieu
Cette sirène ne tend pas une assiette qu’elle a astiquée mais un miroir. Le peigne renforce l’image d’une personne vaniteuse : elle contemple une beauté nécessairement illusoire et éphémère. Église paroissiale de Charlieu (Saône-et-Loire)

Quelques hommes et des animaux

La femme devient ainsi appât, piège, instrument du diable pour faire tomber l’homme. Pas très flatteur pour vous, chères lectrices…

Cette vision misogyne me rappelle un chapiteau de l’abbatiale de Vézelay en Bourgogne. La sculpture met en scène un démon tenter saint Benoît en lui présentant une femme. Exceptionnellement, le tailleur de pierre a légendé son image : au-dessus du démon — mais aussi de la femme — est inscrit « diabolus ». La femme est donc assimilée au diable.

Chapiteau de Vézelay
Sur ce chapiteau de l’abbatiale de Vézelay, saint Benoît doit résister à la tentation apportée par le diable : une femme. Vous apercevez les légendes au-dessus des têtes, sur le tailloir du chapiteau.

Mesdames, vous pourrez trouver un peu de consolation dans un chapiteau de la basilique Saint-Sernin de Toulouse : on y voit deux démons torturer un homme précisément là où il a péché. Justice est faite.

Chapiteau roman
Chapiteau du portail des comtes (XIIe siècle) sur la basilique Saint-Sernin de Toulouse.

Lire aussi : Images du diable dans les églises : de l’innocence à l’horreur

Il arrive aussi que l’homme accompagne la femme dans ces scènes : les deux se tiennent par la main ou se caressent. Car on ne tombe pas dans la luxure tout seul (quoique… les plaisirs solitaires existent).

Médaillon sur le portail de la cathédrale d’Amiens
Couple luxurieux. Médaillon sur le portail de la cathédrale d’Amiens

Plus incertaines, certaines représentations animales sont peut-être aussi des allusions sexuelles. Le chien, l’âne, le cochon, le bouc : tous sont accusés de céder à leurs bas instincts, notamment de laisser cours à une frénésie sexuelle.

Enfin, Laurent Guitton, déjà évoqué, pose une question intrigante : et si certains musiciens sculptés sur les églises étaient en réalité des symboles de luxure ? Les joueurs de flûte ou de cornemuse, par leur geste et la forme de leur instrument, pourraient bien cacher une allusion à certains organes…

Musicien
Joueur de cornemuse. L’instrument est réputé évoquer aussi bien le sexe masculin que féminin. Détail d’une stalle de l’abbatiale de Vendôme, vers 1500

Plus aucune représentation de la luxure ne devrait vous échapper lors de votre prochaine visite d’église. Et si vous en dénichez une particulièrement croustillante, n’hésitez pas à la signaler en commentaire 🙂 Enfin, au cas où vous ne l’êtes pas, abonnez-vous à mon infolettre du dimanche afin de lire tout ce que je ne publie pas sur ce site (c’est-à-dire l’essentiel).

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L’AUTEUR

Laurent Ridel

Ancien guide et historien, je vous aide à travers ce blog à décoder les églises, les châteaux forts et le Moyen Âge.

Ma recette : de la pédagogie, beaucoup d’illustrations et un brin d’humour.

Laurent Ridel

8 réponses à “La luxure dans l’art chrétien : comment repérer ce péché sur les sculptures d’églises”

  1. Avatar de Daniel Mancier
    Daniel Mancier

    Merci pour vos articles très bien imagés et très intéressants.
    Daniel Mancier

  2. Avatar de Jean-Maurice Poissonnier
    Jean-Maurice Poissonnier

    Bonjour Laurent, je suis passionné depuis presque 20 ans par les « obscenae » que l’on trouve sur nos églises romanes, principalement, pour ne pas dire uniquement, sur l’arc atlantique du nord de l’Espagne jusqu’en Normandie et voir même en Angleterre.
    Je ne suis pas un historien, mais tout simplement un photographe, je n’ai pas comme vous cette culture.
    Dans la luxure, le serpent au niveau du sein ne tète pas, mais lèche le téton et la femme jouit et le laisse faire.
    Il y a d’autres sculptures plus obscènes à l’extérieur comme à l’intérieur des églises romanes, la « mode » s’est estompée à partir du XIIIᵉ siècle et même des curés puritains ont profané des sculptures.
    Sur mon site photo, je donne mon hypothèse de la présence de ces « obscenae », je vous autorise à le communiquer, si vous le jugez nécessaire.
    À très bientôt, j’espère. Bien cordialement,
    Jean-Maurice Poissonnier

    jeanmauricepoissonnier.com

    1. Avatar de DOCQUIN Guy
      DOCQUIN Guy

      Bonjour Jean-Maurice. Merci pour nous faire savoir que votre site présente des « obscenae ». J’ai toujours été curieux d’examiner les détails de ces éléments qui sont souvent présents sur les chapiteaux d’églises romanes. Bien entendu cela ne doit pas être vu comme un plaisir (coupable) de « voyeurisme » ; j’ai juste eu besoin de voir et comprendre ces sculptures. Certes j’ai aussi du plaisir à regarder celles-ci aussi comme des clins d’œil ou de gentilles piques lancées au clergé (mais est-ce nue explication légitime ?) de la part d’artistes un peu grivois. Peut-on (j’imagine moyennant quelques « sesterces ») accéder à vos photos ? Merci d’avance.

  3. Avatar de MONTEMBAULT YVES
    MONTEMBAULT YVES

    bonjour excellent article qui résume bien la volonté de l’Eglise « d’éduquer  » ses ouailles . Mais je me demande s’il n’y avait pas aussi derriére une façon pour les sculpteurs de régler des comptes avec cette moralité effrenée de l’époque ! en tout cas bravo et merci pour votre travail toujours trés interessanr ….Cordialement.

  4. Avatar de Jean-Maurice Poissonnier
    Jean-Maurice Poissonnier

    Bonjour, les sculpteurs n’avaient pas « carte blanche », ni même le bâtisseur d’église, qui proposait un plan en fonction des disponibilités. Une sculpture a un coût.
    Seuls « les payeurs » avaient mot à dire, le seigneur des lieux, l’évêque, les dignitaires….
    Jean-Maurice Poissonnier

  5. Avatar de REITMAYER Denis
    REITMAYER Denis

    Comme à chaque fois Laurent votre présentation nous en apprend beaucoup sur l’art medieval, la sculpture religieuse et morale de la vie moyenageuse.
    Je dit bravo à votre travail de recherche.

  6. Avatar de marc morisset
    marc morisset

    Merci Laurent pour cette approche des sculptures de nos églises. Une question cependant, là où vous voyez une sirène ne pourrait ‘on pas voir une Mélusine ?
    Crdt, Marc

  7. Avatar de Laeremans André
    Laeremans André

    Bonjour Laurent, encore un grand moment de lecture et d’histoire.
    Très clair et cela donne envie d’en savoir plus sur nos religiosités

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