À partir du XIVe siècle, les châteaux forts et les enceintes urbaines se dotent d’armes à feu pour repousser l’ennemi. Dans le cadre d’une thèse, l’archéologue Maxime Messner étudie ces dispositifs militaires qui bouleversent l’art de se défendre à la fin du Moyen Âge.
Laurent Ridel : À partir de quand les fortifications se dotent-elles d’ouvertures de tirs pour les armes à feu ?
Maxime Messner : La question fait débat en France. L’archéologue et historien Nicolas Faucherre estime à 1360 la première apparition des canonnières ou des archères-canonnières (NDLR : elles servent aussi bien au tir à l’arbalète qu’au tir au canon) ; Alain Salamagne repousse cette émergence aux années 1400. D’autres chercheurs, plus isolés, les font apparaître bien plus tard dans les années 1450.
Pendant très longtemps, on n’ose pas utiliser l’arme à feu. Quand on regarde les comptes des châteaux, on se rend compte que l’arbalète est utilisée jusqu’au XVIe siècle. L’arme à feu est secondaire. Puis on se convainc de leur efficacité. D’abord, ça fait du bruit, ça fait de la fumée et donc ça impressionne le camp d’en face.
Quels sont les types d’armes à feu installées dans les fortifications, et notamment les châteaux forts ?
Dans les films, on nous montre des canonnières pour armes de gros calibre. En réalité, les gros canons sont plutôt utilisés sur les terrasses d’artillerie, généralement au sommet des tours. Dans les canonnières, on utilise plutôt de l’armement antipersonnel : des arquebuses, des couleuvrines…
Le terme de couleuvrine ne signifie pas la même chose selon les textes, mais disons que c’est une arme portative coulée d’une seule pièce : elle ressemble à un long tube en métal (souvent du cuivre). Son diamètre se situe autour de 10 ou 20 cm. C’est pourquoi, au moins en Bourgogne–Franche-Comté (la région que j’étudie), le diamètre des canonnières excède exceptionnellement 20 cm, sauf dans les fortifications urbaines. Ce sont vraiment des armes antipersonnelles. On le devine au plan de tir : peu de canonnières permettent le tir frontal, tout droit. La majorité est orientée vers le pied du mur. Elles servent à arrêter les ennemis qui viennent saper sous la fortification.
Dans votre thèse, vous étudiez précisément les formes des ouvertures pour armes à feu dans les fortifications. Pourtant, dans mon esprit, cette forme est toujours la même : un trou rond dans les murs.
Il faut regarder aussi l’ébrasement des canonnières. On se rend compte que les canonnières conçues en France diffèrent de celle du Saint-Empire germanique. Les canonnières à la française sont très évasées alors qu’en Espagne et dans le Saint-Empire germanique, on a tendance à construire des canonnières plus resserrées. Mon hypothèse est qu’avoir des canonnières à la française c’est revendiquer son appartenance au royaume de France.
Les armes à feu étaient-elles efficaces pour repousser l’ennemi ?
À partir du XVIe siècle, la grande majorité des châteaux forts seigneuriaux ne sont pas capables de résister à une armée d’État, transportant avec elle des pièces de gros calibres. Mais de toute façon, les armées d’État ne s’attaquent pas aux châteaux seigneuriaux [NDLR : leur importance stratégique est minime] ; elles assiègent les villes. Les villes sont bien plus redoutables : à partir du XVIe siècle, elles sont fortifiées à l’italienne, c’est-à-dire dotées de bastions et de pièces de gros calibre, ce qui va donner le système Vauban au XVIIe siècle.
Cependant dans les châteaux forts, la fortification conserve une certaine valeur pour arrêter une bande de brigands.
Dans ces châteaux forts, vous avez parfois repéré des dispositifs assez étonnants…
Oui, dans le cadre de mes recherches, j’ai récemment visité le château de Gissey-sous-Flavigny (non ouvert à la visite). C’est un château résidentiel de l’époque Renaissance. Par contre, toutes les fenêtres sont amovibles. Dès qu’on est en temps de guerre, on ferme l’ouverture par un volet en bois, et juste en dessous, dans l’ébrasement de la fenêtre, on met une canonnière. Les deux aspects, défensifs et résidentiels, sont contemporains, c’est ce qui est intéressant.
Autre aspect étonnant dans ce château à Gissey, l’existence de canonnières dans les contremarches de l’escalier [NDLR : la partie verticale d’une marche]. Dans l’escalier on voit des rainures dans les marches, rainures qui servent à encastrer un panneau en bois pour fermer l’escalier à mi-hauteur et depuis les contremarches qui sont en dessous, les défenseurs ont installé des canonnières ou plutôt des arquebusières pour « accueillir » les éventuels visiteurs qui entreraient dans le château.
Parfois, les ouvertures pour armes à feu n’ont-elles pas un rôle plus symbolique que pratique ?
Tout à fait. Vous avez certains châteaux où il y a 40 canonnières, mais quand on regarde les comptes, seules deux armes à feu ont été achetées.
Étonnamment, vous rédigez une thèse d’archéologie, mais pour autant vous n’avez pas besoin de fouiller pour vos recherches. Un archéologue qui ne fouille pas, c’est possible ?
La fouille effectivement n’est pas le cœur de ma recherche. Je fais partie d’une branche particulière de l’archéologie : l’archéologie du bâti. C’est une discipline qui réfléchit à la fois sur les vestiges sous terre, mais surtout sur les vestiges encore en élévation. On essaie de comprendre comment les murs s’organisent entre eux. Par exemple est-ce que cette fenêtre est postérieure au mur qui l’accueille ? On regarde l’agencement des pierres, les marques lapidaires, la couleur du mortier…
Ces indices permettent de dater les différentes parties d’un édifice et de dresser un catalogue typo-chronologique [NDLR : à telle période, correspond telle forme de mur, de fenêtre, de porte…]
Vous comptez aussi vous appuyer sur l’archéologie expérimentale…
J’aimerais beaucoup, car certains problèmes ne peuvent être résolus que par l’expérimentation. Mais aujourd’hui, il est difficile de trouver quelqu’un qui utilise des armes anciennes selon un protocole scientifique. Il y a toujours des troupes médiévales qui utilisent des armes à feu, mais dans un contexte plutôt festif.
L’expérimentation me permettrait de comprendre la question de l’évent. Dans les fortifications royales étudiées par Nicolas Faucherre, les canonnières sont dotées d’un évent [NDLR : une sorte de conduit de cheminée] pour évacuer les fumées. Or 90 % des fortifications que j’étudie sont dépourvues d’évents. D’où plusieurs questions. Combien de fumée produit une arme de petit calibre ? Dans quelle mesure est-elle toxique ? Les défenseurs utilisent-ils un autre moyen pour aérer ? On peut répondre à cette problématique soit en trouvant le texte parfait dans les archives, soit par l’expérimentation.
Pour votre travail de recherche, vous êtes amenés à visiter beaucoup de châteaux forts en Bourgogne-Franche Comté. Lesquels vous ont le plus marqué ?
Il y en a un très beau en Côte-d’Or : Châteauneuf-en-Auxois. C’est un château de montagne, qui a été construit par Philippe Pot, grand sénéchal de Bourgogne. Il a conservé son état quasi-XVe siècle. En Franche-Comté, l’un des châteaux les mieux conservés se trouve en Haute-Saône, à Oricourt (XIIe-XIVe siècles). Dans le Jura, vous avez le château de Verges (XVIe-XVIIIe siècle), près de Lons-le-Saunier.
Avez-vous des fortifications urbaines à nous conseiller ?
Beaune est magnifique. Fortifiée du XIIIe jusqu’au XVIIe siècle, cette ville permet de suivre l’évolution de la fortification militaire. Comme petite cité médiévale, vous avez Orgelet dans le Jura et Champlitte en Haute-Saône. Ce dernier cas est intéressant, car on remarque qu’à cause de la modestie de leurs moyens, les habitants font appel à des architectes qui ne maîtrisaient pas très bien les techniques de fortification de l’époque. Par exemple, ils font des canonnières tellement grandes que les tours vont s’effondrer dessus.
Dans votre thèse en cours, vous étudiez toutes les structures qui sont fortifiées au XVe et XVIe siècle en Bourgogne–Franche-Comté. En dehors des châteaux forts et des enceintes urbaines, qu’est-ce que les hommes fortifient ?
Dans les guerres du XVIe siècle, les armées ont tendance à utiliser des mercenaires, lesquels sont lâchés dans la campagne quand la guerre est finie. Ils pillent tout ce qu’ils trouvent, contraignant les habitants à se protéger comme ils peuvent. Dans l’Yonne, on a un phénomène de fortifications des églises. Ailleurs, on fortifie les maisons fortes, mais aussi les points de passage comme les ponts, ou les points hauts comme les moulins à vent.
Malheureusement, beaucoup de ces structures pouvaient être en bois. D’un point de vue archéologique, elles laissent peu de traces. Sauf par les textes et l’iconographie, il n’est pas possible de les connaître.
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Maxime Messner est doctorant en archéologie médiévale à l’université de Bourgogne. Il prépare une thèse sur les ouvertures de tir pour armes à feu dans les structures médiévales en Bourgogne–Franche-Comté (1350-1600), sous la direction de Nicolas Faucherre, Daniel Russo et Hervé Mouillebouche.
Si vous avez des photos de canonnières, vous pouvez les lui envoyer par l’intermédiaire de sa page Facebook : Projet Canonnières d’Europe. Projet qui est aussi un site. Je conseille notamment cet article sur la définition et les différents types de canonnières. A l’issue de sa lecture, vous ne regarderez plus les ouvertures de tir de la même manière
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