Les ascensions sociales spectaculaires au Moyen Âge

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Laurent Ridel

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La société médiévale n’est pas si figée qu’on le croit. Armés de talent, de courage et de savoir, certains individus ont pu atteindre les sommets.

« L’ascenseur social est en panne. », déplore-t-on parfois aujourd’hui. 

Qu’en était-il au Moyen Âge ? La culture chrétienne de l’époque laissait peu d’espoir d’élévation. « Le devoir de l’homme médiéval était de rester là où Dieu l’avait placé. S’élever était signe d’orgueil, s’abaisser péché honteux. Il fallait respecter l’organisation de la société voulue par Dieu », explique l’historien Jacques Le Goff. Bref, chacun devait rester à sa place.

Pourtant, la société médiévale laissait filtrer quelques cas de mobilité sociale. À travers les armes, le savoir ou l’enrichissement, certains hommes — exceptionnellement des femmes — ont réussi à transcender leur condition, à passer d’une classe à l’autre. Voici quelques exemples de ces transclasses.

Raoul de Presles présentant son livre à Charles V
Raoul de Presles, agenouillé, offre la Cité de Dieu, le livre de saint Augustin, à Charles V de France. Soucieux de se cultiver pour gouverner sagement, le roi avait commandé à son juriste et maître des requêtes Raoul de Presles de traduire l’œuvre. Autour de Charles V, fut promue une aristocratie du savoir. Enluminure extraite de La Cité de Dieu, vers 1470-1480, Français 17, Gallica/Bibliothèque Nationale de France.

Ascension par les armes : La gloire au bout de l’épée

Les sociétés du Moyen Âge sont guerrières. Savoir manier les armes ouvrait donc des perspectives d’ascension.

Les compagnons de Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, ne diront pas le contraire. Quand, en 1066, ils débarquent en Angleterre, leur objectif est ambitieux : expulser du trône le roi anglo-saxon Harold et mettre la main sur l’île. L’affaire réussit au-delà des espérances. À la bataille d’Hastings, Harold est tué, ainsi que de nombreux nobles. Victoire écrasante, nouveau destin.

Tapisserie de Bayeux
Les Normands viennent de débarquer en Angleterre. Détail de la Tapisserie de Bayeux (XIe siècle). Ville de Bayeux, DRAC Normandie, Université de Caen Normandie, CNRS, ENSICAEN.

Guillaume le Bâtard monte sur le trône vide et devient pour la postérité Guillaume le Conquérant. On aurait pu aussi l’appeler Guillaume le Prodigue. Car, par la conquête, il récupère les domaines royaux, mais aussi ceux des seigneurs tués ou rebelles. Une manne avec laquelle il récompense très généreusement ses compagnons d’aventure. Le demi-frère du nouveau roi reçoit près de 300 seigneuries ! Même les plus petits chevaliers sont abondamment pourvus de terres. Si bien qu’ils deviennent parfois plus riches et puissants que leurs frères ou leurs pères restés tranquillement en Normandie.

À peu près à la même époque, d’autres Normands combattent comme mercenaires en Italie du sud. Redoutables combattants à cheval, ils se taillent des États dans ces territoires disputés. Parmi ces Normands, les frères de Hauteville, un modeste lignage noble. Leur descendant, Roger II, réussit à réunir toutes les conquêtes et à recevoir du pape le titre de roi de Sicile.

Ah, les Normands, ils sont forts, audacieux, opportunistes ! Ils sont extraordinaires (oui, je suis Normand 😇).

Mais les destins exceptionnels n’étaient pas toujours forgés par les armes ; certains traçaient leur voie plus pacifiquement.

Ascension par l’éducation : Le pouvoir des savoirs

Cette voie peut étonner, car au Moyen Âge reste attachée une image d’inculture. Mais il y a bien des écoles de haut niveau, tenues par l’Église, notamment auprès des cathédrales. Ce réseau scolaire s’enrichit au XIIIe siècle par la création des premières universités (parmi lesquelles Paris et Oxford dont la réputation s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui).

Pourquoi a-t-on besoin d’étudiants ? Déjà pour avoir des lettrés. Malgré la domination de l’oralité, l’Église, les rois et les seigneurs ont besoin de gens capables de lire et d’écrire. Au niveau supérieur, les puissants recherchent ceux qui maîtrisent :

  • le droit. Car ils ont besoin de juristes capables de défendre leur pouvoir et leurs possessions
  • l’administration. Car ils ont besoin de conseillers et d’officiers pour gérer les domaines et les finances.
  • la théologie ou science de la religion. Car l’Église a besoin de savants capables de défendre et clarifier la foi chrétienne, notamment face aux hérésies et aux questions intellectuelles de l’époque.

Dans l’ombre d’un prince, d’un évêque ou d’un pape, certains écoliers doués pouvaient donc accéder à des carrières brillantes.

La famille Jouvenel des Ursins
Une famille qui a réussi : les Jouvenel, panneau peint, vers 1445-1449, musée du Moyen Âge (Jastrom/ Wikimedia Commons)

Ce panneau conservé au musée du Moyen Âge met en valeur la famille Jouvenel. En tête se trouve Jean Jouvenel, fils d’un drapier troyen. Fort de son titre de docteur en droit civil, il a intégré l’administration du roi Charles VII au temps de Jeanne d’Arc. Ses services et sa fidélité lui valent l’anoblissement. D’où son vêtement de chevalier et les éperons — démesurés — à ses pieds.

éperons

Dans son sillage, Jean Jouvenel a favorisé le reste de sa famille, figuré derrière lui et sa femme. On reconnaît deux évêques.

Lire aussi : Les meilleurs musées du Moyen Âge en France et dans le monde

Ascension par l’enrichissement : la puissance de l’argent

Pas plus qu’il n’est associé au savoir, le Moyen Âge ne renvoie pas l’image d’un monde qui favorise la fortune. Peu capitaliste, le système féodal ne produit pas d’Elon Musk. Certains marchands ont tout de même réussi à intégrer l’aristocratie.

Un exemple célèbre est celui des Médicis. Famille de marchands et de banquiers florentins, leur ascension ne se fit pas en une génération, mais s’étala sur plusieurs siècles. Grâce à une gestion habile de leurs affaires, ils passèrent de la bourgeoisie à la gouvernance de Florence.

Laurent de Médicis
Laurent de Médicis, dit Laurent le Magnifique. Sur cette peinture murale, il indique une statue sculptée par Michel-Ange, l’artiste à droite. Chef de la République florentine, Laurent de Médicis fit de Florence une capitale culturelle de l’Europe au XVIe siècle. Palais Pitti à Florence, XVIIe siècle

Au XVIe siècle, l’influence de la famille culmina avec des mariages royaux (rappelez-vous Catherine de Médicis puis Marie de Médicis en France). Trois d’entre eux deviennent papes, mais me voilà en train de déborder de la période médiévale.

Revenons-y avec un homme riche qui fascina ses contemporains : Jacques Cœur. C’était un pelletier, autrement dit un marchand de peaux de luxe. Son habileté commerciale et sa clientèle princière favorisèrent son enrichissement. Grâce à sa fortune et à son réseau, il put prêter de l’argent au roi Charles VII. Sans lui, Jeanne d’Arc n’aurait pu monter son expédition d’Orléans. Charles VII en fit son argentier. À ce titre, Jacques Cœur le fournissait en vêtements, orfèvrerie et autres objets d’apparat. En 1441, il fut anobli. Ce qui ne le protégea pas contre l’hostilité de ses nouveaux camarades de classe (« classe » au sens de catégorie sociale) : les nobles méprisaient les nouveaux entrants.

Et les femmes ?

Pour elles, j’avoue être rentré presque bredouille de mes recherches. Quel que soit leur niveau social, les femmes restent souvent dans l’ombre des hommes. Elles ne bénéficient pas des voies d’ascensions par les armes, par l’éducation ou par l’activité économique (sauf quelques veuves). Pire, dans l’aristocratie, on les soumet souvent à des mariages hypogamiques (aucun rapport avec les hippopotames). Autrement dit, leurs parents les marient couramment à des hommes de rang inférieur. 

Ce qui ne fut pas le cas de Bathilde. Née vers 630, cette Anglo-Saxonne est capturée enfant et vendue comme esclave. Servante dans une cour aristocratique mérovingienne, elle est poussée dans les bras du roi Clovis II qui l’épouse. Il a 14 ans ; elle en a 23. Comme quoi Bathilde bouscule doublement les traditions : elle contracte un mariage hypergamique (l’inverse d’hypogamique) qui plus est avec un époux plus jeune. Mais cette jeunesse n’empêcha pas le roi de mourir le premier. Bathilde sut assurer la régence pour le compte de son fils enfant, Clotaire III.

sainte bathilde
Bathilde, reine des Francs et sainte. Ce portrait très stylisé ne rend assurément pas compte de son charme. Elle est figurée en moniale, car elle se retira dans son monastère de Chelles à la fin de sa vie. Legendarium, XIe siècle, Latin 18100, Gallica/Bibliothèque Nationale de France.

Des dangers de l’ascension sociale

Monter les échelons dans la société médiévale n’était pas sans risque. Les parvenus, souvent méprisés par les élites traditionnelles, suscitaient jalousie et hostilité. Leur réussite, perçue comme une remise en question de l’ordre établi, les exposait à de nombreuses attaques.

Les ennemis de Jacques Cœur arrivèrent à convaincre le roi Charles VII de le mettre en accusation. Pour trouver un motif, il ne fallait pas chercher bien loin. Comme tout financier proche du pouvoir, il avait profité de sa position pour multiplier les malversations. Jacques Coeur fut envoyé en prison. De sa déchéance, le marchand s’en tira au moins vivant. À la différence d’Enguerrand de Marigny

Ce chevalier normand (encore un) était devenu principal conseiller de Philippe le Bel (1285-1314). Il avait accumulé pouvoir et richesses en dirigeant notamment les finances royales.

Mais la mort du roi en 1314 laissa Marigny sans protecteur. Il ne tint même pas six mois sous le règne suivant. Ses ennemis orchestrèrent sa chute. Accusé de détournement de fonds et même de sorcellerie (on raconte qu’il envoûta Philippe le Bel), il fut mis en jugement. Et dans le rôle de l’accusateur public principal, qui trouve-t-on ? Jean de Marigny, le frère cadet d’Enguerrand ! On imagine l’ambiance lors des fêtes de famille. Enguerrand, qui refusa d’apparaître au procès, fut déclaré coupable et fut pendu en 1315 au gibet de Montfaucon, au grand plaisir du peuple et des nobles. Des cordons de la bourse, le malheureux passait à la corde du pendu.

Pendaison d'Enguerrand de Marigny
Pendaison d’Enguerrand de Marigny, sous les yeux de Louis X le Hutin, roi de France. Grandes Chroniques de France, Français 2606, fin XIVe siècle, Gallica/Bibliothèque Nationale de France.

D’une certaine manière, ces chutes rassuraient : la roue de la Fortune tournait pour ramener les destins exceptionnels dans le néant. L’ordre divin était préservé.

Roue de la Fortune
La roue de la Fortune. Au Moyen Âge, ce n’est pas un jeu télévisé mais un motif iconographique qui avertit les spectateurs des coups du sort. On peut s’élever puis chuter. Bocacce, De Casibus, XVe siècle, Français 226, Gallica/Bibliothèque Nationale de France.
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L’AUTEUR

Laurent Ridel

Ancien guide et historien, je vous aide à travers ce blog à décoder les églises, les châteaux forts et le Moyen Âge.

Ma recette : de la pédagogie, beaucoup d’illustrations et un brin d’humour.

Laurent Ridel

16 réponses à “Les ascensions sociales spectaculaires au Moyen Âge”

  1. Avatar de LEBLANC Marie-Gabrielle
    LEBLANC Marie-Gabrielle

    Il faut ajouter, au XVe siècle, l’ascension remarquable de Nicolas Rolin, simple avocat à Dijon, qui devint le chancelier d’un des plus puissants souverains d’Europe, le duc de Bourgogne Philippe le Bon. Il ne fut pas anobli, mais fit un prestigieux mariage en épousant une dame de haut lignage, Guigone de Salins. Voir son portrait au Louvre par Van Eyck (la Vierge au chancelier Rolin) qui montre bien sa position très élevée, et les portraits du couple en donateurs du Polyptyque du Jugement dernier, à l’Hôtel-Dieu de Beaune qu’il a fondé de ses deniers.

    1. Avatar de Laurent Ridel
      Laurent Ridel

      En effet, très bon exemple : Nicolas Rolin n’était qu’un bourgeois d’Autun. Voir son portrait célèbre. Au passage, vivement la réouverture de son musée dans la ville.

      1. Avatar de Bernard Grangé
        Bernard Grangé

        Pas avant 2026. Patience, Mais quelques oeuvres majeures restent exposées. Faites moi signe quand vous passerez à Autun.
        Concernant l’ascension sociale, il ne faut pas négliger le poids de la bourgeoisie municipale. Dans les villes l’aristocratie n’avait qu’un pouvoir très limité. Il était dévolu à des élus le plus souvent de gros commerçants. La famille Rolin en faisait partie. A Autun avait survécu la tradition éduenne du vergobret, magistrat élu pour un an par ses pairs, c’était le « vierg », qui avait des pouvoirs très étendus. Nombre de familles autunoises en comptent parmi leurs ancêtres. Il y avait de façon sporadique des mariages avec l’aristocratie, mais de façon générale les familles bourgeoises se mariaient entre eux. Beaucoup se signalèrent par leur protestantisme. Certains devinrent très riches. Ils entrèrent dans la noblesse au travers de l’achat de charges aux XVIIeme et XVIIIeme siècle. On retrouve la même structure sociale dans les grandes villes, particulièrement à Paris (Étienne Marcel).

        1. Avatar de Laurent Ridel
          Laurent Ridel

          En effet, au Moyen Âge, il y a en effet trois catégories d’ascensions courantes, sans être toujours spectaculaires :
          – la chevalerie
          – les officiers
          – le patriciat urbain.
          L’exemple que vous donnez illustre cette dernière voie.

  2. Avatar de Francis MARECHAL
    Francis MARECHAL

    Bonjour,
    je ne me lasse pas de recevoir chaque dimanche votre nouvelle, relatant une periode de notre passé historique commun! A l’inverse meme, il m’arrive de l’attendre…
    Féru de notre histoire, vulgarisée par les manuels scolaires, elle peut etre valorisée différemment, comme vous le faites, par une perception visuelle pointue, éclairant un angle dissimulé mais saillant, calendaire comme géographique; Merci de nouveau, pour ce travail, et pour le partage de votre culture !
    Tres cordialement
    Francis

    1. Avatar de Laurent Ridel
      Laurent Ridel

      Merci François pour ce message de soutien. En effet, l’image est le média principal de mon travail.

  3. Avatar de Fab
    Fab

    Très intéressant, mille mercis !

  4. Avatar de Louis Servranckx
    Louis Servranckx

    Excellente remise en mémoire du passé médiéval. Merci Laurent.

  5. Avatar de Reginaldo (Brésil)
    Reginaldo (Brésil)

    Bonjour Ridel,
    Ici deux exemples d’ascension sociale au Moyen Âge :
    – ascension par les armes : El Cid- el campeador en Spain
    – ascension par l’éducation : L’abbé Suger

    1. Avatar de Laurent Ridel
      Laurent Ridel

      Je valide.

  6. Avatar de Pascal
    Pascal

    Bonjour,

    Merci pour cet article.
    Pour les femmes, pourquoi ne pas avoir citer… Jeanne d’Arc? (la roue de la Fortune ne lui a pas fait de « cadeau » non plus…)
    Cordialement.

    1. Avatar de Laurent Ridel
      Laurent Ridel

      En effet, cette fille de paysan arrive jusqu’au roi et fait partie de son entourage. Cette ascension est cependant très brève.

  7. Avatar de Goyan Irène
    Goyan Irène

    Chaque dimanche nous apporte des connaissances nouvelles, merci infiniment

  8. Avatar de Jacques Cubaynes
    Jacques Cubaynes

    Une situation très méconnue, celle des Caorsins, du XIIème au XVème siècle. Marchands, banquiers, usuriers (cités dans « L’Enfer » de Dante, ces bourgeois firent de Cahors une place financière de premier plan, avec des comptoirs de Londres au Levant, de la Champagne à Montpellier. Les De Jean, Béraldi, de Via,Pellegri etc. prêtaient aux couronnes de France, d’Angleterre, de Majorque, souvent rémunérés en titres, terres et bénéfices. L’accession au trône de Pierre de Jacques Duèze (Jean XXII), fils et frère de grands marchands Caorsins, va fortement accroître leur pouvoir…

    1. Avatar de Laurent Ridel
      Laurent Ridel

      Ah oui ! J’ai découvert ces Cahorsins dans un roman de Jean-Louis Marteil, La Chair de la salamandre.

  9. Avatar de Jacques Cubaynes
    Jacques Cubaynes

    Le médiéviste Patrice Foissac (prof. agrégé) travaille beaucoup sur ce sujet passionnant, et a publié diverses contributions (en attendant un ouvrage), dans le Bulletin de la Société des Etudes du Lot. Ils ont laissé à Cahors et dans le Lot un patrimoine bâti exceptionnel, dont 5 palais urbains subsistants…

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