La société médiévale n’est pas si figée qu’on le croit. Armés de talent, de courage et de savoir, certains individus ont pu atteindre les sommets.
« L’ascenseur social est en panne. », déplore-t-on parfois aujourd’hui.
Qu’en était-il au Moyen Âge ? La culture chrétienne de l’époque laissait peu d’espoir d’élévation. « Le devoir de l’homme médiéval était de rester là où Dieu l’avait placé. S’élever était signe d’orgueil, s’abaisser péché honteux. Il fallait respecter l’organisation de la société voulue par Dieu », explique l’historien Jacques Le Goff. Bref, chacun devait rester à sa place.
Pourtant, la société médiévale laissait filtrer quelques cas de mobilité sociale. À travers les armes, le savoir ou l’enrichissement, certains hommes — exceptionnellement des femmes — ont réussi à transcender leur condition, à passer d’une classe à l’autre. Voici quelques exemples de ces transclasses.
Ascension par les armes : La gloire au bout de l’épée
Les sociétés du Moyen Âge sont guerrières. Savoir manier les armes ouvrait donc des perspectives d’ascension.
Les compagnons de Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, ne diront pas le contraire. Quand, en 1066, ils débarquent en Angleterre, leur objectif est ambitieux : expulser du trône le roi anglo-saxon Harold et mettre la main sur l’île. L’affaire réussit au-delà des espérances. À la bataille d’Hastings, Harold est tué, ainsi que de nombreux nobles. Victoire écrasante, nouveau destin.
Guillaume le Bâtard monte sur le trône vide et devient pour la postérité Guillaume le Conquérant. On aurait pu aussi l’appeler Guillaume le Prodigue. Car, par la conquête, il récupère les domaines royaux, mais aussi ceux des seigneurs tués ou rebelles. Une manne avec laquelle il récompense très généreusement ses compagnons d’aventure. Le demi-frère du nouveau roi reçoit près de 300 seigneuries ! Même les plus petits chevaliers sont abondamment pourvus de terres. Si bien qu’ils deviennent parfois plus riches et puissants que leurs frères ou leurs pères restés tranquillement en Normandie.
À peu près à la même époque, d’autres Normands combattent comme mercenaires en Italie du sud. Redoutables combattants à cheval, ils se taillent des États dans ces territoires disputés. Parmi ces Normands, les frères de Hauteville, un modeste lignage noble. Leur descendant, Roger II, réussit à réunir toutes les conquêtes et à recevoir du pape le titre de roi de Sicile.
Ah, les Normands, ils sont forts, audacieux, opportunistes ! Ils sont extraordinaires (oui, je suis Normand 😇).
Mais les destins exceptionnels n’étaient pas toujours forgés par les armes ; certains traçaient leur voie plus pacifiquement.
Ascension par l’éducation : Le pouvoir des savoirs
Cette voie peut étonner, car au Moyen Âge reste attachée une image d’inculture. Mais il y a bien des écoles de haut niveau, tenues par l’Église, notamment auprès des cathédrales. Ce réseau scolaire s’enrichit au XIIIe siècle par la création des premières universités (parmi lesquelles Paris et Oxford dont la réputation s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui).
Pourquoi a-t-on besoin d’étudiants ? Déjà pour avoir des lettrés. Malgré la domination de l’oralité, l’Église, les rois et les seigneurs ont besoin de gens capables de lire et d’écrire. Au niveau supérieur, les puissants recherchent ceux qui maîtrisent :
- le droit. Car ils ont besoin de juristes capables de défendre leur pouvoir et leurs possessions
- l’administration. Car ils ont besoin de conseillers et d’officiers pour gérer les domaines et les finances.
- la théologie ou science de la religion. Car l’Église a besoin de savants capables de défendre et clarifier la foi chrétienne, notamment face aux hérésies et aux questions intellectuelles de l’époque.
Dans l’ombre d’un prince, d’un évêque ou d’un pape, certains écoliers doués pouvaient donc accéder à des carrières brillantes.
Ce panneau conservé au musée du Moyen Âge met en valeur la famille Jouvenel. En tête se trouve Jean Jouvenel, fils d’un drapier troyen. Fort de son titre de docteur en droit civil, il a intégré l’administration du roi Charles VII au temps de Jeanne d’Arc. Ses services et sa fidélité lui valent l’anoblissement. D’où son vêtement de chevalier et les éperons — démesurés — à ses pieds.
Dans son sillage, Jean Jouvenel a favorisé le reste de sa famille, figuré derrière lui et sa femme. On reconnaît deux évêques.
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Ascension par l’enrichissement : la puissance de l’argent
Pas plus qu’il n’est associé au savoir, le Moyen Âge ne renvoie pas l’image d’un monde qui favorise la fortune. Peu capitaliste, le système féodal ne produit pas d’Elon Musk. Certains marchands ont tout de même réussi à intégrer l’aristocratie.
Un exemple célèbre est celui des Médicis. Famille de marchands et de banquiers florentins, leur ascension ne se fit pas en une génération, mais s’étala sur plusieurs siècles. Grâce à une gestion habile de leurs affaires, ils passèrent de la bourgeoisie à la gouvernance de Florence.
Au XVIe siècle, l’influence de la famille culmina avec des mariages royaux (rappelez-vous Catherine de Médicis puis Marie de Médicis en France). Trois d’entre eux deviennent papes, mais me voilà en train de déborder de la période médiévale.
Revenons-y avec un homme riche qui fascina ses contemporains : Jacques Cœur. C’était un pelletier, autrement dit un marchand de peaux de luxe. Son habileté commerciale et sa clientèle princière favorisèrent son enrichissement. Grâce à sa fortune et à son réseau, il put prêter de l’argent au roi Charles VII. Sans lui, Jeanne d’Arc n’aurait pu monter son expédition d’Orléans. Charles VII en fit son argentier. À ce titre, Jacques Cœur le fournissait en vêtements, orfèvrerie et autres objets d’apparat. En 1441, il fut anobli. Ce qui ne le protégea pas contre l’hostilité de ses nouveaux camarades de classe (« classe » au sens de catégorie sociale) : les nobles méprisaient les nouveaux entrants.
Et les femmes ?
Pour elles, j’avoue être rentré presque bredouille de mes recherches. Quel que soit leur niveau social, les femmes restent souvent dans l’ombre des hommes. Elles ne bénéficient pas des voies d’ascensions par les armes, par l’éducation ou par l’activité économique (sauf quelques veuves). Pire, dans l’aristocratie, on les soumet souvent à des mariages hypogamiques (aucun rapport avec les hippopotames). Autrement dit, leurs parents les marient couramment à des hommes de rang inférieur.
Ce qui ne fut pas le cas de Bathilde. Née vers 630, cette Anglo-Saxonne est capturée enfant et vendue comme esclave. Servante dans une cour aristocratique mérovingienne, elle est poussée dans les bras du roi Clovis II qui l’épouse. Il a 14 ans ; elle en a 23. Comme quoi Bathilde bouscule doublement les traditions : elle contracte un mariage hypergamique (l’inverse d’hypogamique) qui plus est avec un époux plus jeune. Mais cette jeunesse n’empêcha pas le roi de mourir le premier. Bathilde sut assurer la régence pour le compte de son fils enfant, Clotaire III.
Des dangers de l’ascension sociale
Monter les échelons dans la société médiévale n’était pas sans risque. Les parvenus, souvent méprisés par les élites traditionnelles, suscitaient jalousie et hostilité. Leur réussite, perçue comme une remise en question de l’ordre établi, les exposait à de nombreuses attaques.
Les ennemis de Jacques Cœur arrivèrent à convaincre le roi Charles VII de le mettre en accusation. Pour trouver un motif, il ne fallait pas chercher bien loin. Comme tout financier proche du pouvoir, il avait profité de sa position pour multiplier les malversations. Jacques Coeur fut envoyé en prison. De sa déchéance, le marchand s’en tira au moins vivant. À la différence d’Enguerrand de Marigny…
Ce chevalier normand (encore un) était devenu principal conseiller de Philippe le Bel (1285-1314). Il avait accumulé pouvoir et richesses en dirigeant notamment les finances royales.
Mais la mort du roi en 1314 laissa Marigny sans protecteur. Il ne tint même pas six mois sous le règne suivant. Ses ennemis orchestrèrent sa chute. Accusé de détournement de fonds et même de sorcellerie (on raconte qu’il envoûta Philippe le Bel), il fut mis en jugement. Et dans le rôle de l’accusateur public principal, qui trouve-t-on ? Jean de Marigny, le frère cadet d’Enguerrand ! On imagine l’ambiance lors des fêtes de famille. Enguerrand, qui refusa d’apparaître au procès, fut déclaré coupable et fut pendu en 1315 au gibet de Montfaucon, au grand plaisir du peuple et des nobles. Des cordons de la bourse, le malheureux passait à la corde du pendu.
D’une certaine manière, ces chutes rassuraient : la roue de la Fortune tournait pour ramener les destins exceptionnels dans le néant. L’ordre divin était préservé.
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