Les églises portent parfois des sculptures énigmatiques, sans lien apparent avec le christianisme. Les alchimistes et autres adeptes de l’ésotérisme avancent pouvoir en déchiffrer certaines. Faut-il croire leur discours ? Notre-Dame de Paris en serait une preuve éclatante. Des symboles alchimiques se nicheraient sur la façade de la cathédrale. J’ai comme un doute.
De plus en plus de guides organisent des « visites alchimiques ». À Paris, à Amiens, à Bruxelles, à Lyon, à Reims, à Bourges, des circuits sont créés pour vous dévoiler les secrets ésotériques derrière les inscriptions, les noms de rues et les monuments historiques. Au premier rang desquelles les cathédrales.
Or, dès qu’on parle des cathédrales, mes oreilles deviennent très attentives. Ajoutez que ces « visites alchimiques » entreprennent de déchiffrer les symboles de ces édifices, vous avez les ingrédients pour exciter ma curiosité de « décodeur d’églises ».
L’alchimie est-elle la clé qui m’aidera à comprendre les images, parfois déroutantes, sculptées dans la pierre ?
L’alchimie et le christianisme, un mélange compatible
L’alchimie évoque pour certains d’obscurs savants, pour d’autres une supercherie. Pourtant, des intellectuels tout à fait sérieux la pratiquent au Moyen Âge, notamment parmi les gens d’Église. Au XIIIe siècle, le moine Roger Bacon demande son enseignement à l’Université.
Dans leur laboratoire et dans les livres, les alchimistes essaient de percer les secrets de la matière. Ils se fixent le défi de transformer les métaux vils (comme le fer) en or. Certains recherchent aussi les moyens de prolonger la vie.
Afin que leurs découvertes ne tombent pas entre les mains du tout-venant, ces savants communiquent dans un langage souvent symbolique et mystérieux. Les cathédrales gothiques, bâties à la même époque, ne recèleraient-elles pas leur message ? Oui, affirme un certain Fulcanelli. J’ai dit Fulcanelli ?
Le fantôme Fulcanelli
Les spécialistes débattent encore de l’homme qui se cache derrière ce pseudonyme. Sa biographie se résume au fait d’avoir écrit — ce n’est pas rien — le plus célèbre ouvrage alchimique sur l’art : Le mystère des cathédrales et l’interprétation ésotérique des symboles hermétiques du Grand-Œuvre. Publié en 1926, ce livre s’arrête sur plusieurs monuments français : les cathédrales d’Amiens et de Paris, la Sainte-Chapelle, le palais Jacques-Cœur à Bourges… De ce texte, les guides tirent aujourd’hui leur miel pour leurs visites alchimiques.
Selon son prétendu disciple Eugène Canseliet, Fulcanelli était à Séville en 1952-1953. À cette date, il devait avoir 113 ans ! Un âge avancé qui ne surprend pas Canseliet : son maître avait découvert le secret de l’immortalité.
Vous l’avez compris, cet auteur énigmatique sent la fumisterie. Mais, fort de son élixir de longue vie, il est libre de me contredire en laissant un commentaire au bas de cet article.
En attendant, ouvrons son Mystère des cathédrales et lisons ce qu’il dit d’un monument phare : la cathédrale Notre-Dame de Paris.
La déesse de l’alchimie veille à l’entrée
Victor Hugo le proclamait : Notre-Dame de Paris est le temple des alchimistes et de la science hermétique. Dès le XIVe siècle, ces drôles de savants s’y réunissaient chaque semaine.
Dans son livre, Fulcanelli se régale des sculptures qui animent les portails de la façade principale. Certaines portent en effet un message alchimique. Au pied du trumeau (pilier) qui sépare la porte centrale, le profane découvrira notamment la déesse de l’alchimie.
Voici sa description :
« Assise sur un trône, elle tient de la main gauche un sceptre — insigne de souveraineté — tandis que la droite supporte deux livres, l’un fermé (ésotérisme), l’autre ouvert (exotérisme). Maintenue entre ses genoux et appuyée contre sa poitrine se dresse l’échelle aux neuf degrés, scala philosophorum, hiéroglyphe de la patience que doivent posséder ses fidèles, au cours des neuf opérations successives du labeur hermétique ».
Fulcanelli
Au risque de vous surprendre, je suis d’accord avec cette interprétation de maître Fulcanelli. Il s’agit bien d’une déesse ou d’une allégorie de l’alchimie. Comme quoi, je ne suis pas toujours dans un esprit négatif. Par contre, ce que l’auteur ne dit pas, c’est que cette sculpture n’est pas médiévale. Elle n’a pas été taillée par les bâtisseurs de cette cathédrale, pour témoigner discrètement de leur pratique alchimique. En voici la preuve par le texte et par l’image.
Viollet-le-Duc, l’alchimiste caché, et la femme travestie
Ce trumeau — et donc ses sculptures — est une création des restaurateurs de la cathédrale vers 1855-1860. Viollet-le-Duc le dit ici (lire le 2e paragraphe).
Le précédent trumeau avait été volontairement détruit par l’architecte Soufflot en 1771, car le pilier gênait l’entrée des processions. Au XIXe siècle, l’équipe de Viollet-le-Duc le restitue, mais sans se soucier de reproduire fidèlement l’ancien.
À la place des sculptures médiévales du piédestal, Viollet-le-Duc fait figurer les allégories des principales « sciences » de l’époque : médecine, dialectique, géométrie, musique, grammaire, astronomie, et philosophie.
Parmi elles, l’allégorie de la philosophie nous intéresse beaucoup. C’est elle que Fulcanelli décrit comme la personnification de l’alchimie. Mais alors, que représente vraiment cette femme ? La Philosophie ou l’Alchimie ?
Les deux à la fois. Je l’identifie comme une Philosophie que Viollet-le-Duc a curieusement « alchimisée », c’est-à-dire revêtue de certains attributs de l’Alchimie. Je ne connais pas la raison de ce travestissement. Il semble que le grand architecte des monuments historiques s’intéressait à cette « science ».
Pour se rendre compte des subtiles différences entre la Philosophie et l’Alchimie, il faut se rendre à Laon et entrer dans sa cathédrale. Ce que j’ai fait. Au cœur d’une rosace trône la Philosophie. C’est une femme qui tient à la fois un sceptre, et un livre. Une échelle, symbolisant l’élévation vers la sagesse, est placée entre ses genoux. Cette figure est une copie de l’Alchimie… à deux détails près.
A Notre-Dame de Paris, l’échelle a un barreau supplémentaire pour correspondre aux 9 étapes du processus alchimique. De plus, la main de la femme porte un livre fermé en référence au savoir ésotérique, donc caché.
Cette sculpture de Notre-Dame de Paris a tapé dans l’œil de Fulcanelli, mais a-t-il conscience que son admiration a pour objet une œuvre exécutée seulement 60-70 ans avant la publication de son livre ?
Notre-Dame de Paris, une cathédrale recouverte de vices
À quelques mètres de cette surprenante allégorie, la façade de Notre-Dame de Paris présente une succession de 24 médaillons qui font le bonheur des amateurs d’alchimie. Ces saynètes sculptées interrogent tous les visiteurs, car les thèmes religieux en semblent absents.
Vous y observez une première rangée de femmes, chacune tenant un bouclier ou un écu plus exactement. En dessous, la seconde rangée montre des personnages en action : certains se battent, un cavalier tombe de sa monture, un autre s’enfuit devant un animal… Étrange en effet.
Cependant, leur interprétation ne fait pas discussion chez les historiens de l’art (voir Alphonse Duchalais, Viollet-le-Duc, Émile Mâle…) : ce sont les allégories des vices et des vertus. Oui, encore des allégories. Le sujet des Vices et Vertus est évoqué pour la première fois dans la philosophie antique puis dans le Nouveau Testament ! Au IVe siècle, le poète chrétien Prudence en fait même une œuvre : la Bataille des âmes. L’histoire est très simple : les vices et les vertus se combattent. Devinez qui gagne…
Au Moyen Âge, le texte de Prudence inspire les artistes ou leurs commanditaires. Le thème des vices et des vertus décore les bijoux, orne les chapiteaux, envahit les portails et les soubassements des églises, comme à Notre-Dame… Cette représentation sonne comme un avertissement : charge au chrétien d’embrasser les vertus et de se dépouiller des vices s’il veut gagner une bonne place au Ciel.
Détaillons quelques-uns de ces médaillons pour que vous puissiez les identifier. Par exemple, la vertu Douceur tient un bouclier dans lequel s’inscrit un mouton. Le vice Désespoir est figuré sous les traits d’une femme qui se plante une épée dans le corps. Dans l’écu de la vertu Paix, se loge un rameau d’olivier.
Rien de mystérieux, d’ésotérique ou de déroutant. Inutile de recourir à l’alchimie pour chercher une explication.
Caducée, corbeau et salamandre
Arrivé à ce point de ma démonstration, vous critiquerez peut-être mes œillères. Comment ne pas envisager une double lecture de ces symboles ? Les médaillons de Notre-Dame de Paris pourraient-ils être interprétés dans un sens à la fois chrétien et alchimique ?
Je confesse le poids de l’argument. Et pour cause : les théologiens du catholicisme donnent par exemple 4 significations à chaque événement raconté dans la Bible. Alors pourquoi ces sculptures ne livreraient-elles pas un double message ?
Cette deuxième lecture est d’autant plus tentante qu’on repère des symboles alchimiques parmi ces médaillons :
- Un caducée. C’est le fameux bâton d’Hermès, le dieu de l’alchimie. Selon J. Van Leep, les deux serpents enroulés « représentent les deux principes contraires qui doivent s’unifier, que ce soient le soufre et le mercure, le fixe et le volatil, l’humide ou le sec ou le chaud et le froid ».
- Un corbeau. Il symbolise la première étape alchimique : la réalisation de l’œuvre au noir. Lors de cette phase, la matière est putréfiée et meurt symboliquement afin de renaître purifiée.
- Une salamandre. Ce lézard qui ne paie pas de mine a la réputation de supporter le feu. Il représente l’étape alchimique de calcination et le reliquat de matière ayant résisté à l’ardeur du brasier.
Selon Fulcanelli, les 24 médaillons de Notre-Dame de Paris symbolisent les étapes qui aboutissent à la pierre philosophale, quête des alchimistes. Et si c’était vrai ?
Des symboles à l’apparence trompeuse
Reprenons les trois figures soi-disant alchimiques.
- Le caducée. Regardez bien, est-ce vraiment un caducée alchimique ? Il manque un élément déterminant : le deuxième serpent. Sinon, comment y voir l’antagonisme des éléments et des principes chers aux chercheurs de la pierre philosophale ?
- Le corbeau. Même problème : est-ce vraiment un corbeau ? L’image n’est pas suffisamment précise. Heureusement, un indice visible à l’intérieur de la cathédrale peut nous éclairer. En effet, la rosace occidentale de Notre-Dame de Paris, datée du XIIIe siècle, reproduit les motifs des médaillons. Qui dit vitraux, dit couleurs. Or, à quoi ressemble l’oiseau peint dans la rosace ? Il est blanc ! L’hypothèse du corbeau s’envole.
- La salamandre. Je l’avoue : c’est bien une salamandre. Encore faut-il se méfier des restaurations qui ont affecté cette sculpture au XVIIIe siècle. Les artisans n’ont pas toujours compris le sens des images qu’ils retravaillaient. J’y crois d’autant plus que sur la rosace, la salamandre est remplacée par un phénix. Or, le phénix est un symbole à la fois chrétien, alchimique et autres.
Bref, le caractère alchimique de ces trois symboles n’est pas si évident. Fulcanelli ne m’a pas encore convaincu. Les chercheurs sur l’alchimie pourraient-ils y arriver ? Écoutons-les.
Paroles de spécialistes
Commençons notre défilé de « scientifiques » par Serge Hutin. Cet ancien attaché de recherche au CNRS, est l’auteur en 1951 du Que sais-je consacré à l’alchimie. Selon lui, les tailleurs de pierre ont bien réalisé des sculptures alchimiques sur nos cathédrales.
Dans le tribunal, faisons maintenant entrer Didier Kahn, historien et auteur d’une thèse sur l’alchimie à la fin de la Renaissance :
« On ne connaît presque pas de monuments susceptibles d’être appelés alchimiques. La plupart de ceux qui furent allégués comme tels au cours des siècles affichent un symbolisme ou une emblématique qui s’expliquent bien plus simplement ».
Didier Kahn
Vous comprenez que Didier Kahn et Serge Hutin ne sont pas d’accord.
Passons au témoin suivant, Robert Halleux, historien des sciences et éditeur de textes alchimistes. Il remarque qu’à partir du XVIIe siècle, des livres ésotériques se mettent à analyser des monuments sous l’angle alchimiste.
« Cette démarche aboutit à des résultats invraisemblables […] Le symbolisme des cathédrales ne paraît rien devoir à l’alchimie. L’interprétation hermétique est née à une époque où le sens religieux des symboles était, comme les pierres elles-mêmes, érodées ».
Robert Halleux
Le Mystère des cathédrales de Fulcanelli semble viser par cette critique.
Un autre historien des sciences, Bernard Joly, développe l’argument : « au fil du temps, l’alchimie devient pour une poignée d’alchimistes une sorte de clé universelle pour interpréter tous les discours que tiennent les êtres humains, qu’ils soient mythologiques, religieux ou métaphysiques ». Dès le milieu du XIVe siècle, des alchimistes relisent par exemple la Bible pour y trouver un sens alchimique. Puis ce sont les romans médiévaux qui bénéficient de ce nouvel éclairage. De là, il n’y a plus qu’un pas pour que les alchimistes jettent un œil neuf sur les façades sculptées des églises. Et ce pour le pire : selon l’universitaire latiniste Jean-Marc Mandosio, « les œuvres de Rabelais ou les cathédrales feront l’objet d’interprétations alchimiques totalement fantaisistes ».
Le cadavre de Fulcanelli bouge encore
Les témoignages de ces quatre historiens de l’alchimie nous invitent à prononcer ce verdict : au Moyen Âge, les bâtisseurs des cathédrales n’ont pas sculpté en connaissance de cause des motifs alchimiques.
Par contre, à partir du XVIIe siècle, des alchimistes ont cru que ces édifices religieux conservaient, dans la pierre, le message de leur art favori. Étant donné l’abondance et le symbolisme de la littérature alchimique, ils n’ont eu aucune difficulté à trouver des images médiévales qui correspondaient à leur attente.
Fulcanelli s’inscrit dans la lignée de ces relecteurs de monuments. Ils essaient de plaquer un discours sur des sculptures façonnées dans un autre but. Un peu comme si je cherchais dans les albums de Tintin des références alchimiques. Vous en souriez ? Sachez qu’un livre sur le sujet existe pourtant !
Qu’on me comprenne bien : je ne condamne pas les « visites alchimiques ». L’exercice est assez amusant de lire les monuments sous cet angle. Cependant, je leur retire tout crédit historique.
Ai-je tort ? Je devine que certains lecteurs s’apprêtent, dans les commentaires ci-dessous, à exprimer leur opposition. Cet article, bien que long, n’a pas exploité toutes les pistes et contré tous les arguments.
J’avoue même qu’un doute trotte dans ma tête. Les bâtisseurs de Notre-Dame de Paris sont-ils plus facétieux que je le pense ? Prenez cette dernière sculpture extraite des 24 médaillons de la façade.
On y devine un femme qui semble menacer de son épée un tranquille moine. Pour un historien de l’art, il s’agit d’une représentation du vice de la colère. Les amateurs d’ésotérisme y déchiffrent plutôt un rébus. La femme armée s’oppose au moine ; c’est donc un anti-moine. L’antimoine, cette matière qui correspond à l’avant-dernière étape de l’alchimiste à la recherche de l’or philosophal… Ah ! Alchimie, quand tu nous tiens.
Pour avoir un autre angle de vue, je vous conseille le site Hermetism.free.fr. La pensée de Fulcanelli nourrit son contenu. La Philosophie et les vices et vertus de Notre-Dame de Paris, entre autres, y sont décrits à l’aide de belles et grandes photos
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