Façades de cathédrale : de l’harmonie au déséquilibre

Les cathédrales possèdent des façades à tours tantôt symétriques, tantôt bancales. Ces différences cachent-elles un symbolisme aujourd’hui oublié ?

Quelque chose cloche. Vous êtes plantés devant une cathédrale et sa façade semble bancale. Les deux tours ne ressemblent pas ; l’une dépasse l’autre. Vous ne retrouvez pas l’équilibre parfait de Notre-Dame de Paris. L’architecte manquait-il de rigueur, de maîtrise technique ?

façade de la cathédrale Notre-Dame de Paris
A quelques détails près semblables, les deux tours de Notre-Dame de Paris atteignent 69 m de haut.

Le succès de la façade harmonique

Notre-Dame de Paris est peut-être la seule façade d’église que tout Français (ou étrangers) reconnaît : une travée centrale cantonnée de tours jumelles. En fait, cette formule architecturale a conquis de nombreuses cathédrales : Lyon, Vienne, Tours, Orléans, Clermont-Ferrand, Montpellier, Coutances, Laon, Langres, Angers, Reims, Marseille, Montauban…

Je ne vous cite pas les abbatiales, les collégiales et autres églises, qui adoptent la même silhouette en « H ». La liste serait trop longue. Les historiens de l’art appellent cette disposition courante « façade harmonique » dès lors que 3 portails sont ouverts à ses pieds.

Des églises aux façades difformes

Par contre, d’autres cathédrales paraissent déséquilibrées. Leurs tours de façade s’opposent dans leur style et leur hauteur. L’exemple le plus connu est Notre-Dame de Chartres. Mais la situation se vérifie aussi à Tréguier, Saint-Brieuc, Meaux, Lisieux, Évreux, Bourges, Senlis, Rouen…

Les bâtisseurs du Moyen Âge semblent se moquer de la symétrie.

cathédrale de Bourges
La cathédrale Saint-Etienne de Bourges présente un problème de symétrie.

Les amateurs d’alchimie ont une explication : la tour la plus élevée renvoie à l’énergie masculine, au soleil. La seconde à l’énergie féminine, à la lune. Si vous me lisez régulièrement, vous savez ce que je pense de ce type d’interprétation. Elle ne me convainc pas. Encore moins quand je regarde la façade de Notre-Dame de Paris. Ce monument, considéré comme le temple des alchimistes, affiche pourtant deux tours semblables.

Alors quelle est la vraie raison ? Aucun livre que j’ai lu n’en parle. Je me risque à une hypothèse.

L’essoufflement des chantiers : la construction différée des tours

À l’exception notable d’Amiens, les chantiers des cathédrales se concluent généralement par la construction des tours de façades. Quand l’argent coule à flot, ces deux tours sont montées dans la foulée. Là où l’argent manque, l’évêque et ses chanoines doivent réviser leur copie :

  • soit l’édifice renonce à ses tours (silhouette en « n »),
  • soit on se contente d’élever une seule tour de façon à mettre au moins les cloches à l’abri d’un clocher (silhouette en « h »). Plusieurs cathédrales se trouvent dans cette situation ; leur façade semble attendre leur 2e tour : Soissons, Perpignan, Sens, Carcassonne, Strasbourg, Troyes…
cathedrale-sens
L’argent a manqué pour terminer la tour nord de la cathédrale Saint-Étienne de Sens. Cependant, pendant environ 500 ans, une construction de charpente (un beffroi) assurait une ébauche de symétrie.

Parfois, un évêque ambitieux, encouragé par la prospérité de son diocèse, lance l’achèvement de la façade. Pour autant, le « h » ne se transforme pas exactement en « H ». Car depuis les débuts du chantier cathédral, le goût en matière d’architecture a changé. Élevée parfois quelques siècles plus tard, la deuxième tour revêt le style de son temps.

Ce choix esthétique peut vous choquer. Comme ont pu vous indigner les projets modernistes destinés à remplacer la flèche brûlée de Notre-Dame. Vous vous attendez à ce qu’on respecte le style ancien. Sachez pourtant qu’au Moyen Âge, les bâtisseurs ne cherchent pas toujours cette harmonie. Le roman peut cohabiter avec la Renaissance au sein du même édifice, sans susciter la protestation des fidèles.

Non contents de snober le style de la première tour, les bâtisseurs de la seconde osent faire pire à nos yeux épris de symétrie : leur nouvelle construction se distingue par sa hauteur. Comme s’ils voulaient surpasser leurs ancêtres dans leur audace.

Au terme de ce processus souvent multiséculaire, l’église arbore une façade où les deux tours ne se ressemblent pas plus que deux sœurs nées avec 15 ans d’écart.

L’exemple de Notre-Dame de Chartres

façade de la cathédrale de Chartres
A Chartres, les tours de la cathédrale diffèrent sérieusement au niveau des étages supérieurs. Celle de gauche adopte le style gothique flamboyant et dépasse sa voisine plus massive (photo de Xiquinhosilva sur Flickr.com, Licence Creative commons BY 2.0)

Dans une version plus chaotique, la cathédrale de Chartres illustre cette lente progression du chantier. Marquées par le style roman, les deux tours de façade sont bâties au XIIe siècle. Toutefois, la tour nord, inachevée, se limite à un moignon.

Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, on lui ajoute un étage gothique et une flèche en bois qu’un incendie, en 1506, réduit en cendres. L’architecte Jean Tixier reprend le chantier en coiffant la tour d’une flèche flamboyante en pierre. Record battu et orgueil satisfait : elle dépasse de 12 m le « clocher vieux ». Voici comment est-on arrivé à cette silhouette déséquilibrée.

[ Note : Claire, guide de la cathédrale, nuance néanmoins mon raisonnement. Selon elle, les tours étaient dissemblables dès le départ. Lisez son commentaire plus bas ]

Lors de votre prochaine visite de cathédrale, mettez-vous devant la façade et cherchez le modèle correspondant au schéma ci-dessous.

façade d'églises
Modèles de façade d’église. Petite précision de vocabulaire : une façade asymétrique va à l’encontre de la symétrie tandis qu’une façade dissymétrique respecte en partie la symétrie.

Exercez-vous sur ces images. Rares sont les églises qui ne rentrent pas dans ces 4 cas.

Enfin, rappelez-vous : si les tours sont dissymétriques, soyez à peu près sûr que leur construction n’est pas contemporaine.

Merci à Benoît d’avoir partagé sa perplexité sur ces façades étranges. Cet article est une réponse à sa question envoyée par mail. À votre tour, demandez-moi !

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15 Responses

  1. Serge DROULEZ dit :

    Bonjour Laurent,
    La façade ouest de la cathédrale d’Evreux est un exemple de façade dissymétrique flagrant. La raison en est des reconstructions différées des tours romanes qui existaient auparavant. Mais à Evreux, la question se pose du portail unique. Une seule entrée sur la façade ouest, sensée souvent être l’entrée principale (je crois…) pour une cathédrale…. L’entrée de la façade ouest donne même l’impression d’être écrasée entre les 2 tours. Existe-te t’il d’autres exemples d’entrée unique pour une façade de cathédrale ?

    • Laurent Ridel dit :

      En effet, Evreux vaut l’exemple de Bourges, comme façade dissymétrique. La tour sud est le rhabillage d’une tour romane en style Henri II. Le tour nord est une construction du XVIIe siècle. A l’image d’Évreux, d’autres cathédrales n’ont pas leur entrée principale à l’ouest. Les bâtisseurs ont parfois préféré privilégié le côté tourné vers la ville (le nord à Evreux). Quelques exemples : Bordeaux, Beauvais, Le Mans… Quelques cathédrales n’ont même pas d’entrée occidentale : Albi, Rodez.

  2. vincent ramnoux dit :

    Bonjour,
    Très intéressant cet article, merci. A Limoges notre cathédrale allie également un portail roman très massif et une architecture gothique, et le tout ma foi se coordonne fort bien.
    Prenez soin de vous.
    Vincent

  3. St Etienne de Caen est un autre exemple de façade harmonique avec de fausses jumelles. Du château, on repère cette dissymétrie mais de plus près, c’est pas si évident. Merci pour cet article intéressant ! Bon dimanche !

    • Laurent Ridel dit :

      En citant l’abbatiale Saint-Etienne de Caen, tu mets en avant l’une des premières églises françaises à avoir adopté la façade harmonique. Je n’avais jamais remarqué cette différence entre les deux tours. Je pense que des contraintes de place ou une maîtrise technique un peu déficiente expliquent les légères différences dans la symétrie d’une église. Même à Notre-Dame de Paris, ce n’est pas parfait. Merci pour ton information de valeur.

  4. MICHEL Bernard dit :

    Merci pour ces articles toujours aussi documentés. Pour les constructions, les architectes avaient-ils pour consigne d la part de l’ institution ecclésiastique de ne pas faire un ouvrage prétendant à la perfection, celle-ci appartenant à leur dieu?

  5. Manoel dit :

    Merci pour l’article. Très interessant comme d’habitude. Est-ce que vous pourriez nous donner votre opinion sur la Cathédrale d’Amiens? Quand je regarde sa façade ouest, la manque de symétrie est évidente et pourtant les tours gardent une ressemblance de style. Du côté économique, un temps de construction plus rapide favoriserait un résultat symétrique. Donc, son assymétrie en raison de la esthétique ou de la économie ne me convainc pas. Est-ce que vous avez d’autres explications pour ce cas particulier?

    • Laurent Ridel dit :

      En effet, Amiens ne rentre pas dans mon schéma d’explication. Ces tours sont étranges : non seulement, elles sont dissymétriques mais elles ont en plus un plan rectangulaire et non carré. Soi-disant pour un problème de place. Je n’ai pas d’explication propre.

  6. Barbier Claire dit :

    Bonjour Laurent, Je suis guide à la cathédrale de Chartres et je me permets un petit commentaire pour cette cathédrale. En effet, la tour porche du XIe siècle est remplacé par le portail royal, toujours en style roman. Cependant, il semblerait que ce fut une volonté de ne pas faire deux tours semblables. En effet, la tour de droite dite tour sud ou flèche romane, n’a aucune structure intérieure en bois (prouesse technique pour l’époque). Il ne s’agit donc pas d’un clocher pour mettre des cloches, mais bien d’une tour pour être vue de loin. La tour de gauche dite tour nord ou clocher, au XIIe siècle n’était pas un moignon mais une tour plus robuste, plus courte certes, mais avec une charpente en bois à l’intérieur pour supporter les cloches. Donc l’idée c’était une flèche pour être vu, un clocher pour être entendu. Pas besoin de faire deux tours hautes. Ensuite au XIIIe siècle, on souhaite bâtir la nouvelle cathédrale gothique avec neuf flèches en tout. Le projet n’abouti pas, mais ça explique que nous ayons, en plus de la façade, six autres bases de flèches, qu’on pourrait qualifier de moignon si vous aimez ce terme 🙂 Et comme le projet des neuf flèches n’aboutit pas, on fait un effort sur la façade en réhaussant la tour nord, et le reste de votre commentaire est juste. Je voulais apporter une petite précision… Merci pour votre travail!

  7. dugardin Francis dit :

    As-tu découvert la salamandre (ou lézard) sur le portail Nord? Souhaites-tu que je le photographie?
    Au sujet des incendies, la cathédrale de Lisieux a brulé en 1136 suite à l’acte volontaire des mercenaires bretons qui ont reculé devant l’adversaire Geoffroi Plantagenêt.
    Par ailleurs la dissymétrie des tours s’explique par la chute en 1554 de la tour Sud qui a été reconstruite en néo-roman parce qu’il a été considéré que le gothique était plus fragile que le roman.
    merci pour tes messages.

    • Laurent Ridel dit :

      Ah, je me disais bien que Francis allait ajouter son grain de sel. Lisieux est un excellent exemple de façade dissymétrique que l’histoire explique bien.

      J’ai cherché la salamandre mais je ne l’ai pas trouvé (elle était peut-être sommée de rester en confinement).

  8. Yulia dit :

    Bonjour Laurent, j’habite à Strasbourg et je vois toujours la seule flèche de Notre-Dame de ma fenêtre. Je l’adore! Par rapport à cette dissymétrie, on dit d’habitude que c’était à cause du manque d’argent, ou bien que le style gothique n’était plus en vogue. Cependant, cette explication me semble insuffisante… Quel est votre avis? Merci pour votre travail, amicalement

    • Laurent Ridel dit :

      Bonjour Yulia. Strasbourg est en effet un exemple de façade asymétrique. Il manque la 2e tour. Alain Villes, auteur d’un livret sur la cathédrale, explique que les bâtisseurs du Moyen Âge avaient bien l’ambition d’élever cette seconde tour. Mais au XVIe siècle, le succès du protestantisme diminue les ressources de l’Oeuvre-Notre-Dame, l’organisme chargé de centraliser les financements. Tous les travaux d’envergure sont annulés. Néanmoins, le projet ressurgit pendant l’occupation allemande de l’Alsace-Lorraine (1871-1918). Les habitants s’y opposent car ils y voient une marque de l’occupant. La façade de Strasbourg est donc restée avec sa tour unique.

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