Selon le christianisme, le Christ jugera, à la fin des temps, les vivants et les morts pour les séparer entre élus et réprouvés. Ce moment fatidique est le sujet d’impressionnantes sculptures et peintures dans les églises.
Vous n’y échapperez pas : le thème du Jugement dernier s’affiche sur quelques églises romanes fameuses (Conques, Autun) et sur les plus belles cathédrales de France (Paris, Amiens, Bourges, Rouen…)
De toutes les images monumentales du christianisme, il est la vedette. Occupant souvent tout l’espace au-dessus de la porte, il montre un Christ revenu sur Terre pour juger les hommes. Sa figure domine une foule de personnages (une centaine parfois) dans des scènes pittoresques ou terribles.
En tant que visiteurs, vous avez donc tout intérêt à savoir les comprendre et les analyser.
Mais avant de vous donner quelques clés de lecture, savez-vous d’où vient le thème du Jugement dernier ?
L’histoire du Jugement dernier
Le christianisme n’en a pas le monopole. Les religions du croissant fertile croyaient qu’un Dieu jugerait les morts selon leurs mérites. Dans l’Ancien Testament, les juifs distillent l’idée. Ainsi le prophète Daniel annonce : « Beaucoup de ceux qui dorment au pays de la poussière se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre et l’horreur éternelle ».
Le Nouveau Testament affine le concept. Saint Jean dévoile sa vision du jugement final dans l’Apocalypse : « Puis je vis un trône blanc, et celui qui était assis dessus [comprendre Dieu] et je vis les morts, les grands et les petits, devant le trône. Des livres furent ouverts. Et un autre livre fut ouvert, celui qui est le livre de vie. Et les morts furent jugés selon leurs œuvres, d’après ce qui était écrit dans ces livres […] Quiconque ne fut pas trouvé écrit dans le livre de vie fut jeté dans l’étang de feu » (Ap. 20, 11-15).
Ce jugement interviendra au moment du retour de Jésus sur terre. Quand ce jour arrivera-t-il ? Sauf Dieu, « personne ne le sait », précise l’Évangile de Matthieu.
À partir de ces quelques indices bibliques, les artistes sont sollicités dès le IXe siècle par le clergé et les moines pour représenter la scène sur les murs de leurs églises. Ils vont devoir faire preuve d’une capacité d’interprétation.
Les parties d’un Jugement dernier
Sa lecture commence couramment par le bas.
1. Le réveil des morts.
Hommes et femmes sortent de leurs tombeaux. Vu leur long séjour en terre, on s’attendrait à tomber sur des squelettes désarticulés, mais les artistes leur ont fait recouvrer chair et jeunesse.
2. La pesée
Assistant le Christ, saint Michel est chargé de la psychostasie, traditionnellement appelée la pesée des âmes. En vérité, corrige l’historien Jérôme Baschet, l’archange mesure moins l’âme que le mérite de la personne. Sur un plateau sont mises les bonnes actions du défunt et sur l’autre, les mauvaises. Si le plateau penche du côté droit (du point de vue du spectateur), le ressuscité a globalement démérité ; il est bon pour l’enfer.
Pourtant, on a beau tourner les pages de la Bible, on n’y trouve aucune allusion à ce jugement à l’aide d’une balance. Les origines sont sûrement à rechercher du côté du Nil. Sur quelques papyrus de l’Égypte antique, on peut surprendre une scène où on procède au jugement d’un mort en pesant son cœur.
L’idée a sûrement infusé dans le christianisme oriental avant d’arriver en Occident.
3. Le cortège des damnés
Sanctionnée par le verdict de la balance, notre victime rejoint donc les autres condamnés. De temps en temps, l’artiste prend un malin plaisir à glisser dans la file un roi, un évêque, un noble afin de montrer que tout le monde y passe, qu’importe son rang social. On peut aussi surprendre des émotions sur les visages — l’accablement, la douleur — alors que les personnages sculptés au Moyen Âge sont habituellement impassibles, sauf les démons.
4. L’enfer
Encadré justement par ces démons, le cortège est avalé par une grande gueule, le Léviathan. Ce monstre marin, évoqué dans l’Ancien Testament (Livre de Job précisément), représente la porte de l’Enfer.
Parfois le tympan et ses abords montrent véritablement l’enfer. Au milieu des flammes, les démons s’y démènent pour infliger une variété de supplices aux damnés. La créativité des sculpteurs peut s’exprimer, prête à suppléer au silence de la Bible. Couramment, les humains mijotent collectivement dans une grande marmite. Cauchemar en cuisine. Parfois, chacun reçoit un tourment approprié : la luxurieuse a les seins gobés par des crapauds ou des serpents tandis que le glouton est forcé à ingurgiter pour l’éternité…
Les textes des clercs ajoutent quelques détails sur l’enfer : l’atmosphère est pestilentielle et chaude. Il y fait toujours sombre malgré les flammes. Ce feu a l’horrible particularité de ne pas consumer si bien que la victime brûle et souffre pour l’éternité.
5. Le cortège des élus
En sens inverse (toujours à gauche, du point de vue du spectateur), les élus se dirigent vers le Royaume des Cieux. Au passage, ils ont récupéré des vêtements qui sortent de je ne sais où. À la différence des damnés, les visages expriment le ravissement. On le comprend : le Ciel est réputé lumineux, frais et délicieux. Tous bénéficieront de la vision perpétuelle de Dieu. Dans le cortège des bienheureux, des anges jouent les guides et parfois les couronnent.
6. Le paradis
Il peut se confondre avec le cortège des élus.
Sinon, une porte, où se tient saint Pierre, en marque l’entrée. Il faut reconnaître que, pour nous visiteurs, la représentation du paradis est moins pittoresque que celle de l’enfer : le sujet inspire moins les artistes.
Parfois, Abraham tient lieu et place de paradis à lui tout seul. Le patriarche tient dans un linge les corps des élus.
7. Le Christ en gloire
Trônant, il domine par la position et par sa taille l’ensemble du Jugement dernier. Parfois il montre ses mains et ses blessures afin de témoigner son triomphe face aux supplices et à la mort. Des anges l’accompagnent. Ils peuvent porter les instruments de la Passion (couronne d’épines, clous, lance…)
La plupart des Jugements derniers se conforment à ce schéma en 7 scènes. Si vous êtes attentifs, vous observerez cependant quelques différences.
Variantes du Jugement dernier
Malgré le nombre de scènes à sculpter, certains tympans arrivent à intégrer saint Jean et la Vierge Marie au pied du Christ. Leur rôle est de prier pour les morts en mauvaise posture afin d’obtenir la mansuétude du Christ.
À l’inverse, certains Jugements derniers sont présentés en version abrégée. Comme si le cadre restreint contraignait à éliminer certaines scènes à représenter. Est souvent sacrifié l’enfer. Le thème perd alors son côté dramatique et effrayant.
Il m’est arrivé de me tromper sur cette absence : l’enfer se trouve parfois déporté sur les voussures qui encadrent le tympan.
Pour le moment, mon inventaire est partiel : vous n’avez vu que des sculptures. Or le sujet s’étend aussi sur les peintures et les vitraux. Il faut le signaler, car, sinon, on en tire la fausse conclusion qu’après le XIIIe siècle, les Jugements derniers sont passés de mode.
Pas du tout. À la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, les peintres notamment poursuivent la tradition.
Des images qui fonctionnent ?
Toutes ces représentations du Jugement dernier ne sont pas gratuites. Elles s’inscrivent dans « le christianisme de la peur », défini par l’historien Jean Delumeau. Le clergé expose les perspectives effrayantes de l’après-mort pour inciter les hommes et femmes à la vertu : confessez vos fautes, écoutez les clercs, mettez-vous dans les pas du Christ et vous échapperez à l’enfer.
Ce discours en image était-il entendu ? « La grande affaire des hommes et des femmes du Moyen Âge est d’assurer leur salut », rappelle l’historien Jacques Le Goff. Leur grande préoccupation « n’est pas tant la mort elle-même que leur sort après la mort ».
La vue des démons et de leurs châtiments corporels les effrayait-ils ? On ne peut malheureusement pas se mettre dans la tête des fidèles qui passaient sous ces tympans ornés du Jugement dernier.
L’historien Jérôme Baschet tente néanmoins une réponse : « En dépit de leur omniprésence, il n’est pas certain que les représentations de l’au-delà aient toujours été aussi efficaces que le souhaitaient les clercs […] « les populations médiévales n’ont pas succombé à une peur panique de l’enfer ». Difficile de croire qu’un Dieu, réputé miséricordieux, condamne définitivement ses fidèles à des peines éternelles.
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