Confondu à tort avec la franc-maçonnerie, le compagnonnage est une organisation d’entraide et de formation entre artisans itinérants. Dans le cadre d’un Tour de France, ses membres travaillent souvent sur les monuments historiques comme tailleur de pierre ou charpentier.
La discrétion et l’histoire obscure du monde compagnonnique alimentent les fantasmes sur ses origines, ses symboles et ses pratiques. Il vaut donc mieux écouter Jean-Michel Mathonière, un des très rares chercheurs qui se consacrent à dépouiller le compagnonnage de sa légende.
Laurent Ridel : Comment en êtes-vous venu à l’étude du compagnonnage ?
Jean-Michel Mathonière : Dès l’enfance, je me suis passionné pour l’architecture du Moyen Âge ; j’ai d’ailleurs grandi au pied d’un château fort (Culan dans le Cher). Sur le premier chantier de fouilles que j’ai visité, j’ai vu des marques lapidaires. Qu’est-ce que c’était ? Mon imaginaire d’enfant fonctionnait à plein régime. Était-ce des codes secrets ou des signes laissés par les Templiers ?
Un historien m’a expliqué que c’était tout simplement des marques laissées par des tailleurs de pierre pour être payés. Ce qui n’épuise pas complètement le sujet car il y a aussi tout un symbolisme et une géométrie particulière de ces marques.
Comme j’avais cette passion pour l’histoire et pour l’ésotérisme, j’ai lu très tôt tout ce qu’on pouvait lire sur le compagnonnage pour aboutir à un constat d’aberration : ça ne tenait pas la route, on se réfugiait sans cesse derrière la tradition « secrète ». Même chez les compagnons que je rencontrais, leur savoir historique et symbolique m’apparaissait douteux.
Le problème du compagnonnage c’est qu’il fait partie des sujets qui sont, par ignorance et paresse intellectuelle, classés dans une catégorie fourre-tout : ésotérisme, initiation, choses occultes, ce qui autorise beaucoup à dire n’importe quoi. J’ai baptisé cela le « zozotérisme », c’est-à-dire l’ésotérisme pour et par les zozos…
Comment connaître alors la vérité alors que les compagnons ne connaissent pas leur vraie histoire ?
La méthode est très simple, commune à tous les historiens : travailler dans les dépôts d’archives, aller chercher de la matière première documentaire. Et ces documents racontent une tout autre histoire que celle écrite dans la majorité des livres et colportée par la « tradition orale » des compagnons.
Ça me vaut quelques prises de bec avec certains qui estiment que l’historien n’a pas voix au débat, faute d’être compagnon lui-même et d’être initié à leurs secrets. Mais les découvertes documentaires démontrent clairement que la « tradition secrète » procède moins de la réalité que d’une fabrication permanente par l’imaginaire.
Qu’est-ce que le compagnonnage ?
Dans les temps anciens et jusqu’au milieu du XXe siècle, c’est une forme de confrérie, c’est-à-dire une société d’entraide et de secours mutuel, dont les membres ont la particularité d’être des artisans voyageurs.
Leur voyage est motivé par le besoin de perfectionner leur savoir. Mais autrefois, cette itinérance s’expliquait sans doute davantage par la nécessité. L’économie médiévale et d’Ancien Régime est fluctuante ; les compagnons sont souvent contraints d’aller chercher du travail ailleurs.
Comme les compagnons n’appartiennent que secondairement aux communautés de métier (ce qu’on appellera plus tard les corporations), ils se sont organisés entre eux pour gérer leurs déplacements et leur assistance mutuelle malgré l’opposition de nombreux maîtres, soucieux de disposer d’une main-d’œuvre docile. À l’époque, en l’absence d’un système de protection sociale, il est indispensable que les compagnons trouvent, de ville en ville, un minimum d’entraide parce que parfois l’embauche n’est pas au rendez-vous.
Pourquoi parle-t-on précisément de « compagnons du Devoir » ?
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, quand un compagnon itinérant arrive en ville, il doit se présenter aux autres compagnons et se faire reconnaître (d’où l’existence de codes secrets d’identification entre eux). On lui demande alors s’il passe dans la ville pour y travailler ou pour aller plus loin. La communauté locale des compagnons lui doit (d’où « le devoir ») une assistance, une prise en charge pendant 24 h. Elle lui offre à boire et à manger, lui trouve une auberge pour le gîte, et éventuellement une embauche. À défaut d’emploi, s’il est en difficulté on lui donne l’argent nécessaire pour atteindre un autre lieu d’embauche. S’il est embauché sur place, il reste quelques mois, parfois jusqu’à 2-3 ans, puis reprend son itinérance. Cet avantage, ce « dû », est d’une importance considérable.
Est-ce que tous les compagnons devaient effectuer un Tour de France, traverser de long en large le royaume, pour être admis à ce titre de compagnon ?
Non, vous inversez les choses. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, chez les tailleurs de pierre, il suffisait à « l’aspirant » de deux ou trois mois pour être reçu compagnon. Le temps que les autres compagnons vérifient son habileté, ses mœurs (est-il un bon catholique ?), bref son honorabilité. Autrement dit, contrairement à l’idée reçue, les compagnons étaient choisis parmi des tailleurs de pierre déjà expérimentés. Chaque premier dimanche du mois, les compagnons se réunissaient pour faire entrer ou non en leur sein les aspirants. Les admis bénéficiaient alors du réseau d’assistance fraternel et pouvaient alors partir sur le Tour de France.
Vous tordez le cou notamment aux histoires sur les origines du compagnonnage, sur les coutumes et les rites soi-disant immémoriaux…
Ces légendes sont façonnées pour l’essentiel au début du XIXe siècle par un processus d’amalgame parfois stupéfiant. Prenez par exemple l’histoire de Maître Jacques, le père fondateur de la plupart des corps compagnonniques. En 1839, l’écrivain Agricol Perdiguier en fait un habile tailleur de pierre originaire de la Gaule, qui aurait perfectionné son savoir par des voyages en Grèce antique. Il aurait ensuite travaillé sur le chantier du temple de Jérusalem. Il y sculpte deux fabuleuses colonnes. Puis, accompagné du père Soubise, il rentre en Gaule par bateau. Maître Jacques aborde à Marseille ou, selon les versions des légendes, en Camargue, aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Il s’installe dans le massif de la Sainte-Baume où il mène une vie pieuse. Il périt assassiné par de mauvais disciples de Soubise.
En fait, on trouve dans cette légende quantité d’éléments empruntés à la franc-maçonnerie (la légende d’Hiram notamment), et à l’histoire sainte (les saintes Maries débarquées en Camargue, dont Marie Madeleine qui finira ses jours à la Sainte-Baume, la légende de saint Jacques le Mineur tué par un marteau de foulon et le contenu de son Épître).
Mais lorsque Perdiguier publie son livre, on voit s’élever des protestations chez les compagnons tailleurs de pierre, car à cette date, leur légende concernant Maître Jacques fait de lui l’appareilleur des tours de la cathédrale d’Orléans, en 1401 ! Ce qui ne les empêchera pas, à peine une décennie plus tard, d’intégrer la légende de la Sainte-Baume.
Pour construire sa propre histoire, le monde compagnonnique digère à son idée du moment des éléments venus de multiples traditions au premier rang desquelles le christianisme et la franc-maçonnerie. On perçoit également très nettement l’influence des conceptions historiques de telle ou telle époque, par exemple en ce qui concerne le rôle et la dimension contestataire de la classe ouvrière.
Quand apparaît le compagnonnage ?
C’est très difficile à déterminer, faute d’archives abondantes et suffisamment anciennes. Pour les tailleurs de pierre, nous avons des indices dès le début du XIIIe siècle à l’ombre des cathédrales, mais ils sont trop maigres pour en tirer des conclusions précises et affirmer. Dans la seconde moitié du XVe siècle apparaissent dans quelques textes des indices plus précis laissant croire à l’existence du compagnonnage. Dans les années 1620-1640, on dispose enfin de documents judiciaires qui permettent d’entrevoir l’organisation de ces communautés.
En Allemagne on a la preuve d’une continuité entre les loges médiévales des cathédrales, notamment celle de Strasbourg, et les compagnons tailleurs de pierre itinérants. Malheureusement en France ce lien, de bon sens, entre loges de cathédrales et compagnonnage n’est pas prouvé.
Vous remettez aussi en cause la tradition ancestrale du chef-d’œuvre, l’ouvrage que doit réaliser un compagnon pour prouver son savoir-faire…
Avec Laurent Bastard, à l’époque directeur du musée du compagnonnage de Tours, nous avons dépouillé en 1996 quantité d’archives sur les compagnons passants d’Avignon aux XVIIIe et XIXe siècles. Nos certitudes se sont effondrées. Nous avons ainsi appris que ces compagnons tailleurs de pierre ne pratiquaient pas l’épreuve du chef-d’œuvre. En fait, cette pratique « caractéristique » des compagnonnages n’apparaît pas chez eux avant le milieu du XXe siècle ! Dans d’autres métiers, le chef-d’œuvre apparaît durant les premières décennies du XIXe siècle. Au XVIIIe, nombre de métiers ne demandaient qu’une petite pièce démontrant que l’on possédait les connaissances de base du métier, le chef-d’œuvre étant une exigence discriminatoire à l’encontre des simples compagnons afin de limiter leur accès au rang de maître dans les corporations bourgeoises. On peut donc remarquer que les compagnonnages, après avoir lutté contre les corporations durant les XVIIe et XVIIIe siècles, en reprennent un des usages les plus contestés après leur abolition sous la Révolution.
Comment expliquez-vous la confusion dans le grand public entre eux compagnonnage et franc-maçonnerie ?
La raison en est très simple. Déjà il y a cet emblème commun de l’équerre et du compas entrecroisés. Au point que des groupes compagnonniques abandonnent quelquefois cet emblème pour éviter la confusion. Ensuite il y a cette dénomination commune de compagnons (en franc-maçonnerie, ce mot correspond à un grade). Enfin il y a ces rites initiatiques secrets, ces légendes qu’on retrouve chez les deux. Notamment parce qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, les compagnons, plus intellectuels qu’on ne le croit, ont très largement emprunté dans le terreau de l’imaginaire maçonnique, soit en intégrant les rangs de la franc-maçonnerie, soit, surtout, en lisant leurs ouvrages.
Dans l’esprit du public, toutes ces raisons suffisent largement à établir une parenté fictive entre franc-maçonnerie et compagnonnage.
Le compagnonnage est-il, comme la franc-maçonnerie, un monde secret ?
Non, il n’y a rien de vraiment secret si ce n’est les cérémonies initiatiques qui marquent les différentes étapes de la progression d’un compagnon. C’est plutôt un monde fermé, notamment à cause de la nécessité de pratiquer un métier manuel et avec excellence.
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Le compagnonnage se limite-t-il aux métiers du bâtiment ?
Pas du tout. Le phénomène a touché au fil des siècles de nombreux métiers de l’artisanat. Au XVIIe siècle, les archives sont par exemple nombreuses sur les compagnons chapeliers. Dans les premières décennies du XIXe siècle se forme un compagnonnage des cordonniers et des boulangers.
Le compagnonnage n’est pas si uni qu’on pourrait le croire…
En effet, je préfère parler « des compagnonnages ». Il y a d’abord une division par métier. Par exemple, les charpentiers et les tailleurs de pierre n’ont pas les mêmes rites, pas les mêmes symboles (en dehors de quelques points communs).
À l’intérieur de certains métiers, il y a des divisions rituelles entre ceux qui se réclamaient de Maître Jacques ou du père Soubise, et ceux qui se réclamaient de Salomon.
Actuellement, le paysage compagnonnique français est dominé par trois grands mouvements
- l’Association ouvrière des compagnons du devoir et du tour de France,
- La Fédération compagnonnique des métiers du Bâtiment
- L’Union compagnonnique du Tour de France des Devoirs unis
Mais il existe aussi plusieurs petites sociétés autonomes.
Le compagnonnage est-il une institution française ?
Non, pas exclusivement même s’il trouve en France ses expressions les plus visibles et abouties. Il existe des compagnonnages puissamment structurés dans tout l’ancien Saint Empire romain germanique. Ils existent toujours aujourd’hui, malgré les poursuites et destructions dont ils ont fait l’objet sous le régime nazi. D’ailleurs il m’arrive d’accueillir certains compagnons allemands quand ils passent à Avignon. Ils ne font pas simplement le tour d’Allemagne, mais le tour du monde pendant trois ans et trois jours. Vous les reconnaissez facilement sur le bord de la route : très attachés au folklore, ils portent un chapeau, un costume généralement de velours noir et marchent un bâton noueux à la main.
De nos jours, quelle est la dynamique du compagnonnage ? Y a-t-il de plus en plus de compagnons ? Leur formation évolue-t-elle ?
Oui, le compagnonnage reste dynamique. S’il préserve avec soin les techniques anciennes, il intègre aussi les technologies modernes, comme les logiciels de tracé. Il ne faut pas oublier qu’à la fin du XIXe siècle, par exemple, ce sont les compagnons charpentiers qui ont aidé Gustave Eiffel à construire ses ouvrages métalliques.
Néanmoins, les effectifs se tassent malgré l’intégration de femmes depuis une quinzaine d’années. Le compagnonnage suppose de partir environ 7 ans (au lieu de 4 il y a un siècle et demi), une durée qui peut refroidir les aspirants.
Je regrette par ailleurs qu’une partie du compagnonnage dérive vers le business de la formation. On propose des formations sous l’étiquette « Compagnons », mais sans déboucher systématiquement sur le Tour de France et le monde du compagnonnage. Ces élèves permettent de faire tourner des centres de formation et des structures d’hébergement et se croient plus ou moins compagnons parce qu’ils ont reçu une formation sous cette étiquette, mais leurs compétences limitées et leur savoir-être pas toujours impeccable donnent fréquemment une mauvaise image du compagnonnage, laissant place à l’idée que « les compagnons, ce n’est plus ce que c’était. »
Qu’est-ce que la vie d’un compagnon aujourd’hui ?
Ce sont de jeunes travailleurs « normaux », embauchés dans des entreprises qui ne sont pas forcément tenues par d’anciens compagnons. Sauf que le soir, ils regagnent les sièges compagnonniques où ils suivent des cours donnés par les « Anciens » ou des professeurs, mangent en commun, et ce dans une discipline que l’on pourrait quelquefois trouver quasi-monastique.
Le compagnonnage est comme une famille de substitution, même si malheureusement les Anciens s’investissent de moins en moins.
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Conseillez-vous à un jeune artisan de s’engager comme compagnon aujourd’hui ?
C’est se diriger vers une voie de perfectionnement réputée et rigoureuse. Mais on n’a pas besoin forcément d’entrer chez les compagnons pour bénéficier d’une excellente formation. Il n’y a qu’à regarder les parcours de certains des « Meilleurs ouvriers de France ». Le compagnonnage n’est plus « la » voie royale pour le perfectionnement dans un métier. On peut le regretter, mais on ne doit pas perdre de vue que cette dimension d’excellence professionnelle n’est historiquement pas sa vocation première.
En savoir plus
- Le site de Jean-Michel Mathonière et du centre d’études du compagnonnage
- Jean-Michel Mathonière, Le serpent compatissant ; iconographie et symbolique du blason des Compagnons tailleurs de pierre. Éd. La Nef de Salomon, Dieulefit (Drôme), 2001. Voir la présentation du livre.
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